— Elle n’est pas restée assez longtemps… Laissez-moi à présent ! Et surtout, quand Monsieur Guillaume rentrera, j’interdis qu’on lui parle de ceci. D’ailleurs, je serai sans doute redescendue à ce moment…
Demeurée seule, Agnès garda un long moment une immobilité de statue. Il lui semblait que si elle bougeait seulement le petit doigt, si elle ouvrait les yeux, elle recommencerait à pleurer et à crier. C’était comme si le seul poids de sa chair maîtrisait l’affolement de son cœur et de ses nerfs à la manière d’un paquet de charpie appuyé sur une blessure ouverte pour empêcher le sang de s’écouler. C’était apaisant cette impression de n’être plus qu’une masse inerte. Un instant, elle pensa même qu’il serait simple d’oublier de respirer pour glisser peu à peu dans une inconscience dont elle ne remonterait plus…
Mais non ce n’était pas si simple ! Pas plus que de s’arracher du cœur l’image de l’homme à cause de qui, tout à l’heure, elle avait manqué devenir folle ! Plus tard, ainsi qu’elle l’avait annoncé, elle sortirait de cette espèce de stupeur qui pouvait s’emparer d’elle à la suite d’une grande peur ou d’un ébranlement profond. La nuit où son premier époux, le vieux baron d’Oisecour, était mort en s’efforçant de la posséder, elle était tombée dans une sorte de catalepsie dont il avait fallu plusieurs jours pour la tirer mais redevenue elle-même, elle en avait ressenti un immense bienfait. C’était un peu comme une renaissance et, au fond, en s’infligeant cette espèce de paralysie elle n’espérait rien d’autre que retomber dans cet état étrange et apaisant.
La brûlure de nouvelles larmes sous ses paupières la rappela brutalement à la réalité. Elle ouvrit les yeux sur la soie blanche du baldaquin où si souvent s’était inscrit le visage ardent de Guillaume lorsqu’il lui faisait l’amour. C’en fut alors fini de la fragile rémission : brutale comme un retour de flamme, une poussée de colère et de désespoir l’assaillit avec une telle violence que la jeune femme se jeta hors d’une couche qui, à présent, lui semblait brûlante.
Haletante, elle courut, en trébuchant, à son cabinet de bains, remplit d’eau froide la grande cuvette de porcelaine et y plongea son visage sans se soucier de tremper ses cheveux. Quand elle se redressa, ils inondèrent ses épaules et sa poitrine d’une fraîcheur salutaire. En même temps, la grande glace ovale placée au-dessus de la toilette lui renvoya l’image d’une inconnue qui ressemblait à une noyée. Cette grande femme blême sous les longues mèches noires collées à sa peau lui fit horreur et, en quelque sorte, la sauva en l’empêchant de s’enfoncer plus avant dans les gouffres sinistres du désespoir. L’orgueil vint au secours du cœur saignant. Allait-elle vraiment, elle, une Normande de grande race, descendante des Saint-Sauveur et des Landemer, se laisser détruire par un homme sorti de rien mais qu’elle avait, dans sa folle passion, hissé sur un pavois royal quand il en était si peu digne ! Comme les autres !… Adèle avait raison : il était exactement comme les autres sans avoir l’excuse du rang autorisant un seigneur à s’offrir des maîtresses d’autant plus voyantes que le titre était plus haut. Les épouses se devaient alors d’ignorer, de dédaigner, de s’ensevelir dans la prière ou de se comporter comme des gourgandines en rendant la pareille à l’infidèle. Cette vie, Agnès le savait, avait jadis été le lot de sa mère qui, à l’instar de beaucoup d’autres, avait bien été obligée de s’en accommoder parce qu’elle était une grande dame non seulement de naissance mais surtout grâce à son mariage. Elle, sa fille, n’était qu’une Tremaine, non une comtesse de Nerville. Une raison de plus pour ne choisir aucune des alternatives élues par ses ancêtres : elle devait entourer sa dignité blessée d’un éclat suffisant pour faire trembler Guillaume afin que, sa vie durant, il n’oubliât plus qu’on ne l’offensait pas impunément.
Cette résolution prise, elle se sentit mieux même si elle savait que le combat serait difficile. À présent, il convenait de s’y préparer…
Elle alla d’abord reprendre sous son oreiller la chemise coupable qu’elle tint un instant à bout de bras, à bout de doigts comme une chose répugnante, estimant à leur juste valeur la finesse du tissu et la perfection des broderies, mais il lui fut impossible d’imaginer la femme qui en parait son corps. Tout ce qu’elle éprouvait était une envie de meurtre. Si elle pouvait la tenir entre ses mains, celle-là, quelle volupté ce serait de l’étrangler lentement afin de savourer son agonie !… Mais pour ce plaisir-là, il faudrait sans doute beaucoup de patience.
Avec un soupir, elle sonna Lisette qui joignit les mains d’un air consterné en voyant l’état de sa maîtresse mais elle ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche :
— C’était toi qui partageais le repassage avec Mlle Hamel, le premier jour ?
— Oui, Madame.
— Connais-tu ceci ? fit Agnès en lui tendant l’objet que la petite n’osa prendre. Par contre la profonde rougeur qui envahit ses joues fut amplement révélatrice.
— Oui, Madame, répéta-t-elle d’une voix à peine audible.
— Comment cette chemise est-elle entrée chez moi ?
Il fallut bien que la pauvre Lisette, au supplice, donnât une réponse :
— Mademoiselle Adèle l’a trouvée dans une des poches de Monsieur Guillaume, énonça-t-elle d’une voix qui semblait donner asile à toute une portée de chats.
— Et tu as trouvé ça normal ?
— Pas vraiment à cause de Gervaise la lessivière. Elle examine tout le linge avant de l’envoyer au douet. Pourtant la chemise était bien dans la poche mais c’est si mince que ça a dû lui échapper. Il y a toujours une telle quantité de linge…
— Je sais cela. Et… naturellement, toute la cuisine est au courant ?
— Oh non ! Mlle Adèle m’a fait promettre de garder bouche cousue et je lui ai obéi…
— Je t’en remercie. Écoute, tu vas d’abord m’aider à m’habiller, puis tu me coifferas. Ensuite, tu iras repasser cette chemise et tu la plieras soigneusement de façon qu’elle forme un carré de cette dimension, précisa-t-elle en indiquant des côtés d’environ vingt centimètres. Puis tu me la rapporteras…
Un moment plus tard, ses ordres exécutés, Agnès vêtue d’une robe de velours noir assez décolletée mais sans un bijou ni le moindre bout de dentelle, mais qui mettait admirablement en valeur la pâleur mate de son teint et ses grands yeux gris abondamment rincés à l’eau de bleuet, descendait à la cuisine pour commander à Clémence un souper composé surtout de ce que son époux préférait : de belles huîtres de Saint-Vaast et une omelette copieusement garnie de truffes. Ensuite, elle attendit son retour.
En rentrant de son expédition à Barfleur, Tremaine était d’humeur morose et plutôt inquiet. Les choses allaient mal là-bas entre les paysans utilisateurs du varech qui était le meilleur engrais de leurs cultures et les « soudiers » qui venaient s’emparer de l’algue précieuse pour la brûler et en tirer la soude nécessaire aux verreries du Cotentin et, singulièrement, la fameuse « glacerie » de Tourlaville d’où étaient partis, jadis, les plus beaux miroirs du monde : ceux de Versailles, pour la célèbre Galerie des Glaces enviée, copiée avec plus ou moins de bonheur par l’Europe entière. Sur toute l’extrémité du Cotentin, de la Hague au Val de Saire, ceux de la terre accusaient les soudiers de gâter les foins et de flétrir la fleur du sarrasin par les fumées nocives émanant de leurs feux.
Ce que l’on appelait la guerre du varech ne datait pas de la veille. Depuis des années, les Cotentinois s’affrontaient, plaidaient, chicanaient – c’était d’ailleurs là un de leurs péchés mignons ! – en appelant tour à tour la Société d’agriculture de Rouen, l’Académie des Sciences de Paris puis le parlement de Normandie pour en arriver finalement au Conseil du Roi. Mais, dans l’état actuel des choses, ces hautes structures du royaume voyaient s’effriter leur puissance. Chacun entendait n’en faire qu’à sa tête et, à présent, il arrivait trop fréquemment que les outils de travail devinssent armes de guerre. C’était ce qui venait de se passer au nord de Barfleur ; un soudier et un cultivateur chargé d’enfants s’étaient entre-tués et Tremaine, qui possédait quelques intérêts dans la Glacerie, se hâtait de rentrer afin de faire porter des secours aux veuves des deux hommes. Cependant son âme était triste et ses pensées amères. Cette révolution en abattant les barrières allait, il le craignait, libérer bien plus de mauvais instincts que d’incitations à la fraternité…