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Puis se tournant vers Agnès que le majordome aidait à s’asseoir :

— Je commence à me demander si vous ne m’avez pas menti quand vous m’avez dit que Roger de Nerville n’était pas votre père. Vous lui ressemblez de plus en plus depuis quelque temps !

Une brève inclinaison de tête et il quittait la pièce sans écouter la protestation furieuse d’Agnès. D’un pas ferme il gagna d’abord son cabinet de travail pour y prendre de l’argent puis se dirigea vers l’écurie où il savait trouver un portemanteau toujours prêt. Là, refusant l’aide d’un palefrenier, il sella lui-même Ali puis, sans même tourner la tête pour un dernier regard à la chère maison où il laissait ce qu’il avait de plus précieux – sa petite Élisabeth et le bébé Adam –, il quitta les Treize Vents et s’éloigna au grand trot…

À sentir entre ses jambes le corps puissant, nerveux du pur-sang, Guillaume sentit s’apaiser un peu sa révolte, sa colère, la brûlure de l’humiliation imposée par Agnès et même la fatigue de sa chevauchée de la journée pour laquelle, d’ailleurs, il n’avait pas pris Ali.

La nuit était déjà épaisse et la pluie commençait à sourdre des épais nuages qui boursouflaient le ciel sombre. À demi couché sur l’encolure de son cheval, Tremaine dévalait la pente boisée de La Pernelle dont il connaissait les moindres sentiers, galopant vers la profonde forêt coupée d’étangs qui s’étendait presque jusqu’aux portes de Valognes puis la contournait. Jamais il n’avait eu à ce point conscience de ne faire qu’un avec le grand étalon noir, d’être soudé à lui par une entente instinctive. Poursuivi par ses remords et talonné par l’angoisse de ce qu’il trouverait en arrivant aux rives de l’Olonde, il lui semblait cependant être emporté dans une sorte de fuite aérienne dans la fraîcheur nocturne et le froissement des feuilles mortes soulevées par les sabots frénétiques. Peu à peu la rapidité de la course, la gifle incessante du vent desserraient l’étau qui comprimait sa poitrine. C’était toujours ainsi qu’il allégeait un souci : une galopade effrénée à travers champs et bois lui apportait l’apaisement et clarifiait ses idées. Ensuite il pouvait rentrer tranquillement.

Mais cette fois, il n’était pas question de rentrer. Pas tout de suite tout au moins et c’était une pensée douloureuse. Le cher vieux Potentin arriverait-il à raisonner une femme en pleine révolte ? Certainement il aurait du mal… mais, pour l’instant, on n’en était pas là. D’abord mettre Marie-Douce à l’abri puis revenir et planter sa tente à peu de distance des Treize Vents. À Saint-Vaast, sans doute bien qu’il répugnât à déchaîner les commentaires. Ou encore à Varanville mais pour cela il fallait que Félix fût de retour au logis…

Soudain, il pensa qu’il serait sage de ralentir l’allure. S’il continuait à ce train d’enfer, Ali arriverait sur les boulets et il convenait de ménager le superbe animal. Ses mains, cependant, n’eurent pas le temps d’exécuter l’ordre de son cerveau : le coup de feu déchira la nuit. Atteint en pleine tête le grand cheval noir s’abattit lourdement tandis que son cavalier, vidant les étriers, était projeté contre un arbre et un rocher…

La forêt retrouva son silence…

Deuxième partie

UN SÉJOUR EN ENFER

1791

VI

LES LARMES DE POTENTIN

Le battement de l’horloge découpait le silence.

Sans interrompre un instant le jeu alerte de ses aiguilles à tricoter, Mlle Lehoussois leva les yeux pardessus les lunettes de fer qui chevauchaient son nez imposant et considéra l’homme épuisé assis en face d’elle.

Tassé dans le petit fauteuil de bois, la tête renversée en arrière, Potentin avait l’air de dormir mais autour de la bolée de cidre chaud qui lui apportait un certain bien-être, ses doigts étaient bien serrés. Assoupi, non, à demi mort de fatigue oui après ce long trajet dans les tourbillons de pluie glacée. Peut-être aussi de chagrin. Il y avait du désespoir dans ses yeux quand il avait passé la porte…

Une demi-heure plus tôt, le pauvre homme était tombé – beaucoup plus que descendu ! – d’un cheval fourbu à présent installé dans la petite grange de la vieille demoiselle en compagnie de son âne. Il était si las qu’il pouvait à peine parler. Tout juste respirer et Mlle Lehoussois ne posa aucune question. Peut-être par crainte des réponses.

Sans rien dire, elle l’aida à tirer ses bottes boueuses, lui donna de la soupe, du jambon, du fromage et de la confiture de prunes. Il dévora avec, dans son œil triste, la petite flamme reconnaissante d’un chien affamé. Ensuite, elle l’installa au coin de l’âtre, et s’assit en face de lui avec son tricot.

Dans son for intérieur, elle brûlait d’interroger le voyageur mais, en bonne Normande, elle était douée d’une infinie patience. Elle savait attendre et goûter l’instant de chaleur partagée. Au-dehors, une dure tempête faisait rage aggravée par un froid vif comme on en subissait rarement dans le Cotentin. Si les arbres à fruits venaient à geler ce serait une catastrophe de plus… et puis, avec cette mer démontée qui pouvait dire combien d’hommes et de barques allaient être engloutis ou jetés à la côte ?

Ainsi, en attachant sa pensée à l’extérieur, la vieille demoiselle s’efforçait de faire patienter son angoisse mais, quand elle vit deux grosses larmes rouler et se perdre dans la moustache noire de Potentin si arrogante naguère mais qui retombait à présent de chaque côté de la bouche d’un air découragé. Potentin ne ressemblait plus du tout aux grands empereurs moghols mais à un vieil homme bien las et bien malheureux.

Ces deux gouttes amères, échappées au contrôle d’un être toujours soucieux de son apparence, bouleversèrent l’ancienne sage-femme. Mettant son ouvrage de côté, elle se pencha pour poser ses mains sur celles de son hôte :

— Ça va refroidir ! Buvez… et puis vous me direz !

Durant quelques instants, Potentin absorba le liquide auquel son hôtesse avait ajouté un petit jet d’eau-de-vie de pomme puisant son courage aussi bien dans sa saveur que dans le regard attentif et amical posé sur lui.

— Au fond, soupira Mlle Lehoussois lorsqu’il eut fini, vous n’avez sans doute pas grand-chose à m’apprendre : il n’y a toujours rien ?

— Rien ! Elle ne l’a pas revu ; elle n’a reçu aucun message… C’est affolant ! Mon Guillaume a disparu dans cette nuit maudite aussi complètement que s’il avait été enlevé au ciel. Voilà des semaines que je fouille le pays entre ici et Port-Bail sans trouver la moindre trace. Personne ne l’a vu seulement passer. Pourtant où qu’il aille il y avait toujours quelqu’un pour remarquer sa tête rouge et son grand pur-sang noir…

— Sans aucun doute ! J’avoue qu’il y a là un mystère… Si je compte bien, c’est la troisième fois que vous allez aux Hauvenières…

— Pour obtenir le même résultat à chaque voyage : lady Tremayne n’en sait pas plus que nous…

— Comment réagit-elle ?

— Mieux que je ne le pensais. Elle refuse le désespoir. Voyez-vous, elle lui garde un tel amour et une telle foi ! Je crois qu’elle n’accepterait même pas l’évidence si on le lui montrait mort…

— Taisez-vous ! Il y a des mots que je ne veux pas entendre moi non plus… Mais est-ce qu’elle ne ferait pas mieux de rentrer en Angleterre ? Ces temps-ci, les esprits se montent un peu contre les étrangers…

— C’est ce que j’ai tenté de lui faire entendre mais elle ne veut pas partir tant qu’elle ne saura pas ce que Guillaume est devenu. C’est de la folie si vous voulez mon sentiment, mais je crois qu’elle se moque de ce qui peut lui arriver…