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— Pensez-vous qu’elle puisse courir un danger ? L’endroit est écarté, solitaire…

— Oui, mais Gilles Perrier m’a parlé d’un homme que l’on voit parfois dans les environs de la maison. Il s’agit d’un certain Germain Quintal, une espèce de contrebandier de réputation douteuse. Quand la jeune Kitty, la femme de chambre, est arrivée, c’est lui qui l’a guidée et à présent, il s’efforce de lier amitié avec elle. Cependant Perrier est persuadé que ce n’est pas la petite Anglaise qui l’intéresse mais bien lady Marie : il ne rate pas une occasion d’essayer de l’approcher…

— Hum ! Je n’aime pas beaucoup ça !… Malgré tout ce Perrier est un homme solide, un habile chasseur et il a des chiens. Il devrait pouvoir faire bonne garde… Quand le printemps reviendra j’essaierai d’aller là-bas pour parler raison à cette pauvre femme. Sans trop d’espoir, ajouta la vieille demoiselle en reprenant son tricot, mais au moins j’aurai fait mon devoir…

Le silence à nouveau, si lourd en dépit du ronronnement du feu et des clameurs de la tempête que l’on aurait pu entendre les douloureux battements de ces vieux cœurs réunis dans le chagrin. Mlle Lehoussois murmura comme pour elle-même :

— C’est étrange. On dirait, depuis qu’il n’est plus là, que tout le pays a cessé de vivre… Et là-haut, c’est comment ?

— Vous voulez dire aux Treize Vents ? J’allais vous le demander. Voilà une grande semaine que je suis parti…

— On voit bien que vous n’avez pas de rhumatismes, vous ! J’ai beau les tartiner avec du chou vert écrasé dans de la graisse de mouton ils me font damner quand le temps est si mauvais ! Même Sainfoin, mon âne, refuserait de grimper jusque-là. À quoi bon, d’ailleurs ? Je suppose qu’il n’y a pas beaucoup de changement…

— Au moins pour la petite, reprocha doucement Potentin. Elle est si malheureuse !…

Une nouvelle larme vint aux paupières du vieux majordome à l’évocation d’un visage d’enfant, d’une petite fille de quatre ans qui ne riait plus jamais, ne savait même plus sourire et qui parlait à peine sinon pour demander quand son papa reviendrait.

Depuis le départ de Guillaume, Élisabeth errait à travers la maison devenue curieusement silencieuse. Même les premiers jours lorsque courait la version officielle : Tremaine était parti pour Granville dans la nuit appelé par une affaire urgente. Ce n’était pas la première fois et il n’y avait aucune raison de penser qu’on ne le reverrait pas bientôt. Mais d’habitude Agnès annonçait elle-même le départ de son époux. Ce jour-là ce fut Potentin : Mme Tremaine, prise d’un soudain accès de fièvre d’une origine mystérieuse et d’autant plus étrange que l’on ne sollicita pas les soins du Dr Annebrun, gardait la chambre où seule Lisette était autorisée à pénétrer.

La petite fille écouta le vieil homme avec cet air de gravité propre aux enfants que l’on cherche à duper, cependant qu’une voix secrète leur souffle qu’il s’agit d’un mensonge, mais lorsque Potentin affirma que Guillaume serait bientôt là elle secoua sa tête chargée de boucles cuivrées toujours un peu en désordre et murmura :

— Ce n’est pas beau de mentir, Potin – elle n’arrivait pas encore à prononcer le nom tout entier –, mon papa ne reviendra pas parce que maman lui a dit de s’en aller…

Puis elle s’enfuit en courant vers le jardin laissant le majordome sidéré et fort ennuyé. Béline, aussitôt dépêchée, eut bien du mal à la retrouver. Au crépuscule, après de longues heures de recherches, on découvrit enfin Élisabeth endormie dans le cimetière de La Pernelle, près de la tombe de sa grand-mère Mathilde où Guillaume l’avait bien souvent conduite. Sur son petit visage mâchuré les traces de larmes étaient plus que visibles. Elle avait dû pleurer longtemps car elle ne se réveilla pas quand Potentin l’emporta après avoir défendu aux domestiques d’avertir Mme Tremaine de l’incident. Ce n’était pas la première fugue de la petite et il craignait qu’elle ne fût grondée. Ce qui n’aurait rien arrangé…

À partir de ce moment, la grande maison ne retentit plus des clameurs, des caprices et des trépignements de la fillette qui se comportait comme s’il y avait un mort entre les murs des Treize Vents. On la voyait porter continuellement une poupée à laquelle, jusqu’à présent, elle n’accordait guère d’intérêt lui préférant les chiens de l’écurie ou de la ferme – Agnès n’en voulait pas dans la maison – et surtout les chevaux sans compter les canards, les poules et même les oies dont elle n’avait jamais eu peur. Ainsi chargée, elle trottait, Béline sur les talons, s’asseyant parfois dans le grand salon comme si elle eût été une dame en visite. D’autres fois, et c’était le plus souvent, elle allait dans le cabinet-bibliothèque de son père dont sa gouvernante était bien obligée de lui ouvrir la porte sous peine de déchaîner une véritable crise de rage. Là, elle s’installait près du feu – Potentin en faisait allumer tous les jours pour que le maître trouvât la pièce chaude s’il reparaissait – sur un coussin au pied du fauteuil préféré de Guillaume et elle restait des heures entières à regarder les flammes réduire en braises puis en cendres les grosses bûches de hêtre ou de pin. Ensuite, elle se montrait d’une docilité surprenante lorsque sa gouvernante lui disait qu’il était temps de prendre son repas ou de monter se coucher…

Chose plus étrange encore, sa mère et elle semblaient se fuir. Plus jamais, Élisabeth n’avait pour Agnès ces élans fougueux qui la jetaient dans ses jupes, bras grands ouverts, et plus jamais elle ne lui adressait la parole, se contentant de répondre brièvement. Lorsque la jeune femme, mécontente, lui demandait de s’expliquer, l’enfant répondait invariablement :

— Je veux que mon papa revienne !

Un jour, incapable d’endurer plus longtemps le regard accusateur de sa fille, Agnès lui lança qu’elle espérait bien ne plus jamais le revoir… et le regretta aussitôt : devenue soudain toute pâle, Élisabeth se dressa comme un petit coq de combat :

— Vous le détestez mais moi aussi je vous déteste !

Puis sans attendre la réaction de sa mère, elle s’enfuit une fois de plus.

Ceci se passait peu après le premier voyage de Potentin à Port-Bail quand le bruit de la disparition de Tremaine commença de se répandre. En grande partie grâce à la langue agile d’Adèle Hamel avec qui, d’ailleurs, Agnès s’était réconciliée : ne s’était-elle pas montrée une parfaite amie en dénonçant la conduite scandaleuse de Guillaume ? Aussi la « cousine » n’eut-elle aucune peine à se faire inviter pour un séjour aux Treize Vents. La politique, apparemment, séparait un peu les jumeaux Hamel tout au moins géographiquement : Adrien vivait la moitié de la semaine à Valognes où il fréquentait les plus enragés révolutionnaires dans l’entourage de Buhot et de son compère Lecarpentier dont les ambitions semblaient perdre toute mesure et qui faisaient peser sur le « Versailles » normand une menace chaque jour plus présente.

Le jour où Adèle s’installa dans l’une des chambre de la maison marqua son triomphe et le début des temps difficiles pour Mme Tremaine. Celle-ci dut affronter la réprobation à peine voilée de Potentin et de Mme Bellec, une véritable crise de nerfs d’Élisabeth et une verte semonce de Mme de Varanville.

Rose n’était pas femme à cacher longtemps sa façon de penser. Mise discrètement au courant par Potentin du drame qui avait précédé le départ de Guillaume, elle ne perdit pas de temps avant de venir aux nouvelles sous prétexte qu’Alexandre n’ayant pas vu son indispensable Élisabeth depuis au moins deux semaines lui menait une vie impossible. Fine mouche, elle apprécia comme il convenait l’atmosphère de la maison Tremaine et eut tôt fait de confesser une Agnès dont le visage tragique portait les traces de nuits sans sommeil.