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La soirée fut charmante. Dans une robe de soie pékinée d’un jaune lumineux dont le décolleté audacieux se voilait à peine – et avec quelle savante hypocrisie ! – d’une légère guirlande de feuillage vert et doré semblable à celle qui se glissait dans la masse des cheveux sombres, Agnès était séduisante à souhait et Guillaume lui en fit le sincère compliment. Pourtant, lorsque, au seuil de sa chambre, la jeune femme offrit ses lèvres à son mari, il les effleura.

— Est-ce ainsi que l’on m’embrasse après une aussi longue absence ? reprocha-t-elle doucement en posant ses mains sur la poitrine de Guillaume qui les prit pour en baiser les paumes.

— C’est ainsi qu’embrasse un homme éreinté qui a grand besoin d’une nuit de sommeil. Pardonnez-moi !… En outre, je vous rappelle que vous devez vous ménager. Ne me disiez-vous pas, il y a quinze jours, qu’il vous fallait encore quelques mois de sagesse ?

— Et vous essayez de m’en punir ? Oubliez cette prudence peut-être excessive, mon chéri !…

— En aucun cas ! C’est moi qui me suis montré… trop pressé. Sachant ce que vous avez souffert, j’ai compris qu’il me fallait être plus raisonnable…

— Et si je n’avais plus envie d’être raisonnable ?

— Ce serait cruel de m’obliger à l’être pour deux… Dormez bien, mon ange !

Elle ne dormit pas du tout. Que l’infatigable, l’indestructible Tremaine éprouvât soudain le besoin « d’une nuit de sommeil » après une chevauchée de vingt-cinq malheureuses lieues, voilà qui était nouveau ! Et un peu inquiétant. Néanmoins, la jeune femme se consola en pensant que, sans vouloir l’admettre, il lui gardait rancune de la rebuffade essuyée avant qu’il ne prît la fuite vers Granville. Le plus simple était sans doute de poursuivre son entreprise de séduction pour voir combien de temps il tiendrait…

Il tint jusqu’à Noël. Malheureusement Agnès n’eut aucune raison de chanter victoire. Ce ne fut pas – et de loin ! – une reddition. Ce jour-là, Tremaine avait coutume de réunir autour de la table tous ses amis de Saint-Vaast-la-Hougue et de Rideauville. C’était une fête joyeuse, sans protocole, beaucoup plus proche des réjouissances paysannes que des festivités mondaines à la mode de Versailles telles qu’on les concevait à Valognes où la plupart des châtelains des environs se regroupaient frileusement dans leurs hôtels particuliers pour la mauvaise saison. Néanmoins Clémence Bellec, la cuisinière, était incitée à y déployer son talent tout autant que s’il s’agissait de recevoir le gouverneur de Normandie. Les boissons allaient avec le reste et l’on ne se contentait pas de boire du cidre. Les bouchons de champagne sautaient aussi allègrement que ceux du « mait’cidre » ficelés de laiton et finissaient par donner lieu à une joyeuse frairie, fort convenable d’ailleurs mais que la maîtresse de maison n’appréciait guère.

Elle l’apprécia d’autant moins qu’une fois ses invités partis, Guillaume, qui avait un peu trop forcé sur l’eau-de-vie de pomme tout en considérant sa femme d’un œil de plus en plus lubrique, l’entraîna dans sa chambre et, sans rien vouloir entendre de ses protestations, déchira sa robe, la jeta sur son lit et lui fit l’amour avec une énergie, qu’elle jugea révoltante, avant de sombrer dans un sommeil qui n’avait pas grand-chose de réparateur : il en sortit doté d’une effroyable migraine et d’une solide gueule de bois, qui ne contribua pas à le mettre de bonne humeur.

Assez penaud, au fond, il n’en réagit pas moins avec la hargne d’une mauvaise conscience quand Agnès, figée dans sa colère, la lèvre dédaigneuse mais les yeux pleins de larmes, lui reprocha durement sa conduite en l’accusant de s’être comporté « comme un soudard avec une fille publique ».

— Une fille publique se serait montrée plus coopérante ! grogna-t-il, le nez dans sa tasse de café. Votre exemple est mal choisi : vous auriez dû dire un soudard avec une jeune vierge ou encore une nonne au cours du sac d’une ville prise d’assaut…

— C’est moi que vous avez prise d’assaut, moi, votre femme !…

— Vous devriez ajouter « la mère de votre enfant ». L’effet dramatique serait plus intense. En outre, je croyais me souvenir qu’une certaine… ardeur pour ne pas dire violence ne vous déplaisait pas…

— Peut-être, mais il y a la manière !

— Vous me pardonnerez mais j’ai trop mal au crâne pour essayer de trouver laquelle eût été la bonne. Cela dit, je vous demande excuses : soyez certaine que cela ne se renouvellera pas et que je saurai juguler à l’avenir mes instincts bestiaux.

— N’exagérez pas ! Est-il devenu impossible, Guillaume, que vous vous conduisiez simplement comme un mari aimant ?

— C’est quoi un mari aimant ?

— Mais… ce que vous étiez avant la naissance d'Élisabeth.

— Sûrement pas ! J’étais votre amant, ma belle, beaucoup plus que ce que vous souhaitez de moi à présent : un homme rangé, convenable, qui vous fera l’amour à date fixe et en tenant le plus grand compte de vos humeurs et de vos états d’âme.

Elle eut alors un cri :

— Guillaume ! Vous ne m’aimez plus !

Il la regarda avec une stupeur absolue :

— Moi, je ne vous aime plus ? Où prenez-vous ça ?

Elle détourna les yeux pour cacher ses larmes.

— Vous ne me parleriez pas de cette façon si vous m’aimiez comme avant.

— Comme avant quoi ?

— Je… je ne sais pas ! J’ai l’impression qu’il s’est passé quelque chose. Peut-être cette scène stupide que nous avons eue avant que vous ne partiez pour Granville ? Vous a-t-elle à ce point blessé ?… Êtes-vous si rancunier ?

Sincèrement désolé de la voir malheureuse et saisi peut-être de quelque remords, Guillaume se leva pour rejoindre sa femme de l’autre côté de la table et se penchant sur elle voulut l’envelopper de ses bras mais elle le repoussa :

— Je ne vous demande pas de consolation… ni de pitié !

— Que puis-je faire, alors ?

— Rien pour le moment. J’ai besoin… de calme. Et aussi d’oublier ce qui s’est passé cette nuit.

Du coup Tremaine réintégra sa colère non sans un certain soulagement :

— Dirait-on pas que j’ai commis un crime ? Ramenons les choses à leurs justes proportions, si vous le voulez bien : cette nuit, je vous désirais trop pour accepter le refus que vous prétendiez m’imposer. Je vous ai prise, un point c’est tout !

— Vous étiez ivre donc odieux !

Cette fois Guillaume se mit à rire :

— Vous êtes bien la Normande la plus étrange que j’aie jamais rencontrée ! Ma pauvre enfant, si toutes les femmes de ce pays qui retrouvent dans leur lit un mari éméché devaient en être scandalisées, la natalité régresserait rapidement. Si nous faisions chambre commune comme tous les braves gens qui nous entourent, vous seriez moins délicate.

— Je ne suis pas femme de pêcheur ni de laboureur ! Dans notre monde, il est normal qu’une femme ait sa chambre bien à elle et j’y tiens.

— Aussi n’entre-t-il pas dans mes intentions de changer vos habitudes. Prenez seulement garde à ne pas ériger votre lit en une sorte de sanctuaire que l’on ne peut aborder qu’en état de grâce ! Je vous souhaite une bonne journée !

Horriblement vexée, Agnès bouda une grande semaine. Résultat : après trois repas pris dans le plus profond silence, Guillaume s’en alla se faire inviter à Varanville et chez divers amis de Saint-Vaast afin de trouver une atmosphère plus réjouissante. Agnès eut peur alors de le voir repartir pour Granville et, sachant qu’il ne céderait jamais, ce fut elle qui, un soir, le prit par la main pour le conduire jusqu’à sa chambre. Là, elle mit ses bras autour du cou de son mari :