— Tu l’as bien fait, toi !
— Moi j’ai toujours aimé ces choses. Quant aux affaires que Félix a en commun avec ton mari, je n’y connais rien. Lui non plus d’ailleurs. En résumé, si Guillaume a vraiment… disparu – et là sa gorge émit quelque chose qui ressemblait à un sanglot – non seulement tu risques de ruiner tes enfants et de perdre cette maison qu’il a bâtie pour eux, mais tu ruineras aussi mon époux !
— Tu es riche. Tu n’as donc rien à craindre…
— En temps normal, sans doute, mais nous ne vivons plus des temps normaux. On commence à chasser les prêtres à présent ; bientôt peut-être on chassera de nouveaux nobles comme on l’a fait durant la Grande Peur après la chute de la Bastille. Alors, pour une fois, essaie de raisonner en femme sensée à défaut de femme sensible !
— Si je n’étais pas sensible je ne souffrirais pas tant ! Je te rappelle qu’il y a eu dans sa vie une autre femme que moi…
— Tu répètes tout le temps la même chose ! soupira Rose. Tu deviens lassante ! Et toi, est-ce qu’il n’y a pas eu un autre homme dans ta vie ? Lorsqu’il t’a épousée, ne sortais-tu pas du lit du vieux Oisecour où personne ne t’obligeait à entrer… Guillaume avait trente-cinq ans et tu n’as jamais supposé qu’il était vierge !
Le retour d’Élisabeth habillée de sa pelisse hivernale doublée d’hermine mit fin à un entretien qui tournait à l’aigre. Pour la première fois depuis des semaines, la petite tendit sa joue à sa mère mais ne rendit pas le baiser. Sa hâte de s’en aller était visible et si Agnès en fut affectée, elle s’en consola vite en allant cajoler son petit Adam, bébé sage et rieur à qui l’on ne pouvait guère reprocher que la couleur de ses cheveux.
À Varanville, Élisabeth retrouva une existence plus conforme à son âge et, si elle continua de vivre dans l’anxiété une absence qui semblait interminable, du moins il y avait son cher Alexandre jamais à court d’idées baroques, ses petites sœurs si gentilles et aussi le sourire chaleureux de Rose. Sans compter les confitures de Marie Gohel…
La dernière larme séchait sur la joue de Potentin en train de s’assoupir, vaincu par la fatigue et le chagrin. Il se tassa un peu plus dans le vieux fauteuil et, bientôt, un vigoureux ronflement s’éleva de sa bouche entrouverte, en un curieux duo avec les clameurs du vent d’ouest.
Mlle Anne-Marie pensa qu’il serait cruel de le réveiller et surtout de le renvoyer dans les ténèbres extérieures. D’ailleurs il y avait de grandes chances pour qu’elle n’arrive même pas à lui faire ouvrir un œil… Aussi pensant qu’une bonne nuit était ce dont il avait le plus grand besoin, elle alla chercher une chaude couverture qu’elle étendit sur lui en prenant soin de bien envelopper ses jambes. Le petit coussin attaché au dossier du fauteuil ferait office d’oreiller. Ensuite elle remit dans le feu une « bourrée » puis quelques grosses bûches et, finalement, se fit du café, revint prendre sa place et son tricot pour veiller sur le sommeil de ce brave homme devenu, en quelques années, un ami de toujours…
Une nuit blanche n’avait rien d’extraordinaire pour elle après tant d’années passées à soigner ses semblables et à mettre au monde leurs enfants ! À présent, l’âge venant, elle ne dormait plus guère. Un long moment, elle resta immobile sur son siège, les mains inactives, regardant dormir Potentin. Entre eux, invisible mais présente, il y avait l’ombre de Guillaume qu’ils aimaient tous deux comme un fils, Guillaume dont elle ne pouvait arriver à croire qu’il eût cessé de vivre mais, comme un frisson courait le long de son échine, celui dont les âmes inquiètes prétendaient que c’était le froid de la mort et le signe que quelqu’un marchait sur une tombe, elle chercha son chapelet dans la poche de son tablier et se mit à l’égrener, les menues boules de buis plaçant tout naturellement sous ses doigts les Pater et les Ave Maria.
Ce n’était pas une dévote que Mlle Anne-Marie. Certes elle ne manquait jamais la messe du dimanche, était exacte à ses prières du matin et du soir même s’il lui arrivait de les dire en procédant à la délivrance d’une accouchée ou en confectionnant des tisanes mais elle ne passait pas – et pour cause ! – sa vie au pied des autels. Le chapelet dans sa poche ne signifiait pas qu’elle le récitât régulièrement mais c’était pour elle un objet rassurant, une sorte de protection contre le mauvais sort et elle aimait, de temps en temps, le caresser du bout des doigts. Il faisait partie de l’arsenal qu’une bonne chrétienne se doit de rassembler contre les maléfices du démon emportant aussi le flacon d’eau bénite rempli quelques jours après Pâques dans le baquet disposé à cet effet près de la petite porte de l’église et le rameau de buis des Pâques-fleuries…
Ce soir-là, dans la tranquillité de sa petite maison que la tempête en voie d’apaisement semblait abandonner à regret, elle le récita tout entier et moins machinalement que d’habitude mais en se concentrant bien sur les mots qu’elle murmurait : « Priez pour nous maintenant et à l’heure de notre mort » et en insistant sur le « maintenant ». L’heure de sa mort ne l’intéressait plus si un grand diable à cheveux rouges n’était pas là pour lui tenir la main…
Quand elle eut fini, elle éplucha des légumes, coupa un beau morceau de lard et mit à tremper la soupe afin que son hôte pût, le jour venu, repartir l’estomac bien lesté. Il faisait froid dehors et là-haut, chez cette Agnès Tremaine qu’elle ne comprenait plus, il ne devait pas faire beaucoup plus chaud…
Potentin, lui, n’était pas pieux du tout en dépit de sa naissance avranchine.
Lorsque, dans sa jeunesse, il naviguait sur le galion portugais d’où un paquet de mer l’avait tiré pour le jeter à demi mort sur la côte de Coromandel, le senior Da Silva dont il était le cuisinier-maître d’hôtel l’avait, par son catholicisme délirant, mêlé à une cruauté quasi chinoise, sérieusement éloigné des pratiques de sa religion originelle. Son long séjour dans le petit palais de Jean Valette, le père adoptif de Guillaume, à Porto-Novo lui fit apprécier la poésie voluptueuse des cultes hindouistes et, s’il n’alla pas jusqu’à se faire sectateur de Brahma, de Vishnu, de Siva et moins encore de l’abominable Kali, il lui arriva de se laisser aller à déguster certains de leurs préceptes et même à employer leurs noms sacrés. Au moins en guise de jurons !
Pourtant, lorsqu’il arriva, ce matin-là, en vue de la vieille église de La Pernelle, il choisit d’y entrer avant de regagner les Treize Vents. Peut-être pour voir comment Dieu s’arrangeait d’un sanctuaire abandonné ou peu s’en fallait. Depuis le début du mois la Constitution Civile du Clergé était proclamée à Valognes et dans toute la région : les prêtres devaient jurer de servir la Nation avant Dieu ou de s’en aller au loin. Certains comme l’abbé Tesson ou le curé de Rideauville venaient d’émigrer ; d’autres se cachaient déjà afin de pouvoir poursuivre leur ministère sans prêter le serment condamné par le Pape. Quant à l’abbé de La Chesnier, le desservant de La Pernelle avec qui Tremaine entretenait de si chaleureuses relations, il ne quittait plus son lit où, atteint dans son corps autant que dans son esprit, il n’attendait plus que la grâce d’une mort rapide.
Potentin pensait donc trouver l’église vide. Pourtant un homme y était en prières. Agenouillé devant le maître-autel sur la marche de pierre du chœur, on ne voyait guère de lui qu’un dos rond sous un grand manteau de drap noir. Un tricorne et des gants de même couleur étaient posés à terre.
En s’approchant un peu, le majordome aperçut les cheveux gris noués sur la nuque et rassemblés dans une bourse de cuir fermée d’un ruban et il lui sembla que cette silhouette lui était vaguement familière. Partagé entre l’envie d’en savoir plus et la crainte de troubler une oraison, il n’osait marcher plus avant quand le visiteur se redressa et il put alors reconnaître le bailli de Saint-Sauveur. Il en éprouva une sorte de soulagement : la réapparition aux Treize Vents de cet homme courageux, intelligent, énergique et plein de compassion lui parut du meilleur augure pour une maison qu’il jugeait en voie de perdition. À l’exception du retour de Guillaume, c’était la meilleure chose qui pût lui arriver.