À présent le « Maltais » se relevait, s’inclinait une dernière fois très profondément puis se retournait. Potentin vint à lui et salua :
— Quelle joie de revoir Monsieur le bailli à un moment où nous avons tellement besoin d’aide ! Et quel regret de n’avoir pas été là pour l’accueillir !
Le marin sourit :
— Et que faites-vous d’autre ? Vous êtes Potentin, n’est-ce pas, l’homme de confiance de M. Tremaine ? Quant à moi, j’arrive seulement mais, avant de franchir le seuil d’une maison amie, je saisis toute occasion d’aller saluer Dieu afin de lui demander la paix du cœur pour ses habitants. Mais… vous parliez d’aide ?
— En effet. Je reviens moi-même d’un voyage de quelques jours et j’ignore ce que je vais trouver au manoir. Monsieur le bailli ne peut le savoir – à moins que Mme Tremaine ne lui ait écrit – mais les choses ont beaucoup changé chez nous…
À nouveau, des larmes qu’il ne pouvait retenir montaient aux yeux du brave homme. Gêné, il tira son mouchoir pour les tamponner et se moucher. M. de Saint-Sauveur le prit par le bras et, au lieu de continuer à se diriger vers le portail, il le fit asseoir sur un banc au fond de l’église :
— Nulle part nous ne trouverons endroit plus tranquille pour parler, fit-il. Racontez-moi !
Lorsqu’un moment après les deux hommes sortirent dans la bise encore aigre mais apaisée, Potentin montrait un visage plus serein. En revanche, celui du bailli était fort soucieux. Cependant, avant d’atteindre la grille d’entrée des Treize Vents, le bailli arrêta Potentin :
— Allez devant ! Il n’est pas bon, je crois, que nous arrivions ensemble. Cela ressemblerait trop à de la concertation…
— J’espérais que ça l’était ? murmura Potentin.
— Sans aucun doute mais Mme Tremaine n’a pas besoin de le savoir et j’aimerais entendre sa version des faits. Rentrez comme si de rien n’était ! Pour ma part, je crois que je vais retourner à l’église pour… disons une petite demi-heure ? Il vaut mieux que nous ne nous soyons pas rencontrés… Ce que je pourrai dire y gagnera en poids…
Approuvant d’un simple mouvement de tête, Potentin mit son cheval au trot et piqua droit sur l’entrée de la cuisine. Il y trouva Mme Bellec aux prises avec Adèle.
Depuis l’installation de la « cousine », les relations s’étaient constamment détériorées entre les deux femmes. Sûre de son pouvoir, Mlle Hamel s’érigeait en porte-parole de la maîtresse de maison et sous le couvert de cet avatar jouait à la dame et distribuait à la cuisinière des ordres et même des critiques. La grande Clémence les supportait d’autant moins que bien peu de personnes pouvaient lui en remontrer dans l’art de manier les casseroles. Il s’agissait, ce matin-là, de la potée de tripes qui mijotait sur le coin du fourneau. Adèle qui en avait reniflé le fumet depuis l’étage et qui ne les digérait pas – excellente raison pour Clémence de mettre au menu du jour ce plat qu’elle réussissait à merveille ! – venait de faire entendre d’aigres protestations :
— M. Guillaume n’étant plus là, je ne vois pas pourquoi vous vous obstinez à faire absorber à Mme Agnès cette préparation vulgaire qu’elle n’apprécie pas ?
— Si elle ne l’appréciait pas, comme vous dites, elle me l’aurait déjà dit et jusqu’à présent, elle ne s’est pas plainte…
— Elle m’en a chargée ! Préparez autre chose !
— Il faudrait pouvoir ! Je vous rappelle que nous sommes en hiver, que les denrées sont rares et que ce n’est pas le moment de jouer les difficiles. Ceux des Étoupins m’ont porté les cinq abats de vache nécessaires à de bonnes tripes : le pied, la panse, le bonnet, la caillette et le feuillet. Ils sont superbes et vous n’imaginez pas que je vais jeter tout ça aux ordures ? Madame se régalera, je la connais. Quant à vous, si vous n’aimez pas ça, je vous servirai de la soupe d’hier au soir avec du caillé et une tranche de lard fumé…
— Je ne mange pas les restes. Vous me ferez une omelette !
Mme Bellec vira au rouge brique et agita dangereusement son écumoire sous le nez de son ennemie :
— Plus jamais je n’en ferai et Mme Agnès le sait bien. C’était le plat préféré de notre pauvre M. Guillaume et vous, en tout cas, n’en mangerez plus sous ce toit ! Du moins confectionnés par moi… Si vous en voulez, vous n’avez qu’à retourner à Rideauville !
— Ma cousine tient beaucoup à ce que je reste auprès d’elle. Mais votre présence me paraît de moins en moins nécessaire…
— Pour que vous vous empariez de mes casseroles et empoisonniez toute la maisonnée afin d’hériter plus vite ? N’y comptez pas !
L’entrée de Potentin mit fin à la bagarre. Avec un dédaigneux haussement d’épaules, Adèle abandonna le champ de bataille. En dépit de son audace, elle supportait mal le regard pesant du vieux majordome qui avait le don de la mettre mal à l’aise. Clémence lui tomba presque dans les bras :
— Enfin vous voilà ! L’atmosphère de cette maison est irrespirable sans vous. Je crois que je n’y tiendrai plus longtemps…
— Il le faudra bien, mon amie ! Ni vous ni moi n’avons le droit d’abandonner notre poste. Ce serait livrer les enfants à cette mégère…
L’écumoire retomba le long des jupes de Clémence qui soupira :
— Oh, je le sais bien et c’est manière de parler. Quelles nouvelles nous rapportez-vous ?
— Aucune, hélas !… J’ai bien peur qu’il n’y ait plus guère d’espoir…
Tout en parlant, il plaçait son doigt sur ses lèvres puis, dressé sur la pointe des pieds, glissait vers la porte derrière laquelle il lui semblait déceler un froissement de jupes, l’ouvrit d’un mouvement brusque et vit la robe bleue d’Adèle disparaître derrière le grand escalier. Clémence eut un petit rire :
— Pas la peine de prendre tant de précautions ! Vous auriez pu y aller carrément : elle écoute toujours aux portes…
— Eh bien, il va falloir nous relayer pour l’en empêcher : il nous arrive un allié de poids et il serait souhaitable que Mme Agnès et lui pussent s’entretenir sans oreilles qui traînent…
Clémence avait raison de penser que son plat ne serait pas dédaigné : le bailli lui fit un succès et Agnès qui grignotait depuis des semaines retrouva subitement un peu d’appétit. Visiblement, la venue de M. de Saint-Sauveur lui apportait une vraie joie en même temps qu’une trêve bienfaisante aux souffrances infligées par la jalousie à un amour qui ne voulait pas mourir. Elle réussit même – et sans que son visage perdît de son apparente sérénité ! – à regretter que Guillaume « en voyage pour affaires dans les Pays-Bas » manque une visite qui l’eût enchanté.
Le bailli joua le jeu. De temps en temps, son regard froid effleurait Adèle qui, fidèle à son habitude, mangeait les yeux baissés et s’abstenait, prudente, de prendre part à la conversation. Le visiteur l’assumait d’ailleurs dans sa quasi-totalité, Mme Tremaine se contentant de quelques remarques… Il arrivait de Paris où la Révolution, en ces premiers mois de l’année 1791, semblait s’endormir un peu, sans doute engourdie par l’hiver. À peine la reconnaissait-on au port de la cocarde tricolore et encore ! La mode et le bon ton l’avaient modifiée de mille manières au point que nombre de chapeaux ne l’arboraient plus. On parlait vaguement de transmettre la couronne au duc d’Orléans mais il s’agissait de rumeurs suscitées par le Palais-Royal.