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— Les étrangers qui viennent en France doivent penser qu’on leur a fait des contes sur le nouveau règne d’une bande de cannibales tant la paix semble profonde. La production massive des assignats a éteint la dette publique et le commerce va grand train. On dépense, on dépense ! fit Saint-Sauveur avec un sourire sceptique en mirant le rubis profond de son Bourgogne dans son verre de cristal.

— Tout de même ! protesta Agnès. Il y a cette horrible persécution exercée sur nos prêtres ?…

— Je vous ai montré les apparences et non les profondeurs ! Ce problème est grave et je crains qu’il n’aille en empirant. L’Assemblée a nommé, le 2 février, neuf évêques constitutionnels et le scandale est grand dans bien des classes de la société comme dans certaines provinces. L’émigration des nobles s’accentue : ainsi Mesdames Tantes, filles de feu le roi Louis XV, ont obtenu de quitter la France. Cependant les théâtres sont pleins ! ajouta-t-il en reprenant ce ton léger qui déroutait son hôtesse. Jusqu’à ce qu’un froncement de sourcils suivi d’un rapide coup d’œil en direction d’Adèle fit comprendre à celle-ci que le bailli souhaitait s’entretenir avec elle sans témoins. Aussi pressa-t-elle un peu le service et, le repas achevé, demanda-t-elle à Potentin de servir le café dans la bibliothèque bien qu’elle n’aimât guère cette pièce où tout rappelait Guillaume. Mais c’était, de par sa situation à l’extrémité de la maison, le seul endroit à l’abri des oreilles indiscrètes : pour espionner il eût fallu se hisser jusqu’aux fenêtres et casser un carreau.

Mieux encore : comme Adèle se disposait à la suivre, elle déclara qu’elle souhaitait un tête-à-tête avec son visiteur et la remercia de prendre le café sans eux. Il fallut bien que Mlle Hamel se résignât :

— De toute façon, je n’aime pas beaucoup le café ! fit-elle mais sa bouche pincée disait assez qu’elle était vexée. Les yeux au plafond, Potentin remercia mentalement le Ciel… Si seulement cette exclusion pouvait marquer le début d’une ère nouvelle ?

Installé dans le fauteuil préféré de Tremaine, le bailli absorba deux tasses d’un odorant moka avant de rompre le silence. Les yeux mi-clos et un vague sourire aux lèvres, le vieil officier semblait avoir tout oublié d’une terre où les choses ne se trouvaient pas au mieux. Pendant quelques instants, il offrit l’image même de la béatitude.

Agnès se leva pour le resservir. Il refusa d’un hochement de tête mais saisit au vol la main de la jeune femme et la garda dans les siennes.

— Quelle idée a bien pu passer par la tête de votre époux, ma chère Agnès ? dit-il doucement. Je sais qu’il est bon marin mais est-ce que l’hiver n’est pas une curieuse saison pour s’en aller naviguer au pays des neiges et des canaux gelés ?

— Guillaume n’a jamais eu peur de rien ! fit-elle brièvement.

— Sans doute, sans doute !… Et quand l’attendez-vous ?

— Je ne sais pas… Bientôt, j’espère…

— Moi aussi…

Il prit un temps pour examiner avec sérieux ses mains jointes par le bout des doigts puis ouvrit brusquement les yeux et les darda sur la jeune femme : une manœuvre qui produisait toujours un certain effet.

— Eh bien, fit-il avec un bon sourire, nous allons l’attendre ensemble… à moins que ma présence ne vous gêne bien sûr ?

Tout de suite Agnès perdit pied.

— Me gêner ?… Vous savez bien que non… tout au contraire ! Mais… pourquoi tenez-vous tellement à rencontrer mon époux ?

— Parce que en vérité c’est lui que je viens voir. Naturellement les élans de mon cœur, comme disent les bons auteurs, obéissent parfaitement aux intérêts que je sers et la pensée de vous revoir, vous et les enfants, a stimulé mon zèle. Cependant il s’agit d’une chose grave et j’ai besoin du concours… financier de votre mari.

— Mais… pourquoi ?

Le bailli quitta son fauteuil, saisit Agnès par le bras et l’entraîna vers l’angle le plus éloigné de la pièce comme s’il craignait que, par le conduit de la cheminée, on ne pût saisir leurs paroles depuis l’étage supérieur.

— Pour le Roi et sa famille. Nous sommes une poignée de gentilshommes dévoués à nous inquiéter pour eux, à penser qu’il faut à tout prix leur faire quitter Paris où ils seront tôt ou tard en danger…

— Vous disiez tout à l’heure que la ville était calme et qu’on ne parlait plus beaucoup de la Révolution ?

— Elle progresse tout de même, dans l’ombre et sans bruit. Il est des esprits échauffés, des meneurs souterrains qui se préparent. L’Assemblée leur paraît tiède et je ne suis pas certain que celle-ci ne soit pas en train de perdre ses pouvoirs. Croyez-moi, le danger est réel. Seulement pour tout préparer il faut beaucoup d’argent et aucun de nous n’est riche…

— L’Ordre de Malte ne peut-il vous aider ? On dit qu’il possède…

— Beaucoup moins que vous ne croyiez ! Depuis que l’on a décidé la sécularisation des biens de l’Église, nos commanderies nous sont enlevées et nous n’en touchons plus les revenus. Il serait même question de priver de la nationalité française tous les affiliés à l’Ordre dont le siège est « à l’étranger ». Notre Grand-Maître, Emmanuel de Rohan-Polduc, se débat dans des difficultés sans nombre et à Paris, le bailli de Virieu, luttant contre vents et marées, s’efforce de faire admettre que nos biens appartiennent à une puissance neutre. C’est pourquoi je ne retournerai pas à Malte. L’urgence est en France et j’entends me dévouer au service du Roi. Le sacre en a fait l’élu de Dieu… Voilà pourquoi je veux voir Guillaume : ou je me trompe fort sur la qualité d’un être ou je crois pouvoir compter sur lui… Je l’attendrai donc !… Espérons seulement qu’il ne tardera pas trop.

— C’est que…

La mine embarrassée de la jeune femme, son regard qui fuyait celui de son interlocuteur, son effort visible pour trouver une histoire convaincante, tout cela vint à bout de la patience du bailli.

— Et si vous cessiez de mentir ? fit-il rudement. Vous m’avez reconnu le nom de père, aussi vais-je me comporter comme tel. En venant ici je suis entré dans des auberges où les gens parlent. On dit que Guillaume Tremaine a disparu par une nuit fort noire et que sans doute le Diable l’a entraîné à sa suite parce que personne ne sait où il a pu passer. Alors maintenant je veux la vérité !

Confrontée à ce regard gris, impérieux et inquisiteur qui semblait vouloir fouiller son âme, Agnès vacilla. Elle tendit les mains mais ce ne fut pas pour se retenir. Seulement pour ramener le bailli à son fauteuil où elle le fit asseoir. Puis elle se laissa tomber à genoux, comme au tribunal de la pénitence, auprès de ce moine-soldat dont elle savait qu’il représentait peut-être le secours que, depuis des mois, elle tentait vainement d’obtenir d’un Ciel sourd.

— Je vais tout vous dire. Il me semble que cela me fera du bien…

— J’en suis persuadé mais ne restez pas dans cette position qui est celle d’une coupable. Approchez plutôt cette chauffeuse ! Vous avez besoin d’un ami ; pas d’un confesseur et je crains que vous n’ayez beaucoup souffert…

Elle eut pour lui un sourire tremblant mais plein de gratitude et commença son récit…

Le bailli put constater qu’il différait peu de celui de Potentin sauf en ce qui concernait Adèle Hamel en qui la jeune femme s’obstinait à voir une pauvre fille mal aimée et prête à se dévouer corps et âme pour le seul être qui lui accordât de l’amitié.