— Ma première réaction a été de colère et de brutalité lorsqu’elle m’a révélé la trahison de mon époux mais je m’en suis repentie et depuis, j’essaie de lui montrer quelque reconnaissance…
M. de Saint-Sauveur éclata de rire :
— Êtes-vous folle ? De la reconnaissance à quel propos ? Pour avoir brisé votre ménage, dénoncé vilainement un homme envers qui elle n’aurait dû éprouver que gratitude ? Votre premier mouvement comme vous dites était le bon et vous avez eu grand tort de la laisser prendre pied ici ! Par la barbe de mon saint patron – le bailli répondait au martial prénom d’Enguerrand ! – je suis prêt à jurer que vous lui avez donné tout juste ce à quoi elle travaillait ! L’envie et la rapacité sont écrites en toutes lettres sur la plate figure de cette femelle rancie… mais laissons ça pour l’instant ! C’est de Guillaume qu’il faut s’occuper. Vous avez lancé des recherches, j’imagine ?
— Non. Pourquoi voulez-vous que je me mette en quête d’un homme que j’ai chassé en lui défendant de reparaître devant moi ? Potentin s’en est chargé.
— Je verrai Potentin, murmura le bailli qui savait à quoi s’en tenir. Mais enfin, vous avez bien une opinion : un homme de sa carrure monté sur l’un des plus beaux chevaux que j’aie jamais vus ne s’évanouit pas ainsi en pleine campagne sans laisser de traces ?
— Je pense qu’il a dû… reprendre la mer, s’embarquer dans quelque port afin de retourner aux Indes d’où il venait ou peut-être au Canada, le pays de son enfance ?
— Si ma mémoire est bonne, il a des amis dans beaucoup de ports du Cotentin et même à Saint-Malo. J’imagine que votre majordome les a interrogés ?
— En effet. Personne ne l’a vu… mais il y a beaucoup d’autres points d’embarquement en dehors de ceux-là ?
— Vous dites des pauvretés ! s’emporta Saint-Sauveur. Votre raisonnement ne tient pas debout et vous n’y croyez pas. L’idée ne vous est pas venue qu’on pourrait l’avoir tué ? Qu’il est peut-être mort ?
— Oh, j’aimerais en être sûre ! fit Agnès avec une âpre amertume, car alors je pourrais lui pardonner.
La colère du marin tomba d’un seul coup. Impossible de raisonner avec cette femme torturée à la fois par la jalousie, la passion, le désespoir, l’orgueil blessé et une rancune qui ne voulait pas céder !
— Vous êtes de drôles de gens, tous les deux ! À la place de Guillaume, au lieu de me laisser mettre à la porte comme un petit garçon, je vous aurais administré une solide correction. Après quoi je vous aurais demandé pardon… puis je vous aurais fait l’amour avec tant de conviction que vous auriez oublié l’autre femme…
— Monsieur le bailli ! s’écria Agnès scandalisée. Je n’aurais jamais cru entendre de vous une telle phrase… Je croyais que les chevaliers de Malte faisaient vœu de chasteté ?
— Sans doute mais nous sommes aussi des hommes et la chair est faible. Votre présence, ma chère petite, en est la meilleure preuve.
— Et vous croyez que je l’aurais permis ?
— Oui… après une honnête défense. Au moins vous ne seriez pas l’ombre de vous-même, telle que je vous vois et vous ne passeriez pas votre vie dans les pires tourments de l’enfer…
— Quoi qu’il en soit, il n’y a pas à revenir sur le passé. Auriez-vous une suggestion ?
— Oui. Reprendre les recherches depuis le début. Je ne quitterai pas cette maison sans avoir une certitude. Sachez que je suis un assez bon limier et qu’il m’est arrivé de retrouver des hommes perdus en plein désert. Je vais voir votre Potentin et, demain, nous reprendrons la piste…
— Vous allez perdre un temps précieux que vous devez au Roi ! Songez à lui et oubliez Guillaume comme je m’y efforce : je suis certaine qu’il n’existe plus…
— Pas moi ! Quant au Roi, il a besoin de votre mari autant que… ses enfants. Il me semble que vous en faites bon marché ?
— Soit ! Je vous donne Potentin et toute l’aide que vous pourrez désirer mais retenez bien ce que je vais vous dire : si vous retrouvez le corps de Guillaume Tremaine, vous pourrez le ramener ici où il recevra tous les honneurs possibles… et toutes les larmes. Mais s’il est vivant, n’oubliez pas que je n’ai pas changé d’avis : je refuse de l’accueillir et de reprendre une vie commune qui ne m’inspire plus que du dégoût. Il serait mieux pour moi de ne le revoir jamais.
— Comme je vous plains !…
Laissant Agnès à ses contradictions, M. de Saint-Sauveur s’en alla trouver Potentin.
VII
L’HOMME DU MARAIS
En vérité, même s’il l’eût cent fois préféré, Guillaume n’était pas mort. Il n’était même pas bien loin : une lieue ou à peine plus le séparait des Treize Vents et cependant il eût été plus proche de l’autre côté de la Manche, au bout de la Bretagne ou au fin fond de l’Auvergne. Il se retrouvait brisé, malade, à peine conscient, perdu dans un univers d’ombres glauques, hors de toute civilisation, exilé au fond des âges. Peut-être sur une autre planète ?…
Des moments qui avaient suivi l’accident – car c’en était un, une erreur tragique, une de ces coïncidences comme le Destin se plaît parfois à en imaginer ! – il ne gardait qu’un souvenir vague : celui d’une souffrance aiguë et d’un interminable cheminement, ballotté sur quelque chose de vivant dont les mouvements lui arrachaient des plaintes à travers des ténèbres denses et trempées de pluie.
Il y eut ensuite un trou noir profond comme des abysses, moins angoissant toutefois que la demi-conscience traversée de douleurs fulgurantes. Auparavant, il avait eu l’impression bizarre qu’on le jetait dans une barque au bout de laquelle s’érigeait, vaguement luisante, une forme triangulaire armée d’une longue perche. Il entendait le faible clapot de l’eau qui le balançait à peine mais, en même temps, cette eau le transperçait, noyant ses cheveux, ses mains, imbibant ses habits dans lesquels il tremblait de froid…
Lorsqu’il émergea de ces profondeurs moites, il retrouva les élancements de sa tête, de ses jambes et sut, à leur intensité terrestre, qu’il ne se trouvait ni en purgatoire ni même en enfer. Pourtant il y avait là des bourreaux, des êtres verdâtres dont l’un tirait sur une de ses chevilles comme s’il cherchait à l’arracher. Pas de flammes cependant autour de ces démons mais de grosses tiges ligneuses baignant dans un demi-jour gris et brumeux. Une traction plus cruelle que les autres le renvoya d’où il venait…
Combien de temps s’écoula avant qu’il ne remonte une seconde fois à la surface en dépit d’une espèce de brouillard installé dans son cerveau ? Il retrouva le bizarre décor de grosses branches colmatées avec de la terre évoquant une cabane de charbonnier mais si basse qu’il devait être impossible de s’y tenir debout. À genoux peut-être ?… Et encore !
Il était couché sur quelque chose de sec qui se froissa sous sa main avec un bruit de papier. Des feuilles de roseaux ? Mais lorsqu’il voulut se redresser une nausée lui souleva l’estomac tandis que sa tête chavirait, lui rappelant son unique expérience du mal de mer. Il retomba en arrière dans un gémissement. Une ombre plus épaisse que les autres bougea à cet instant et il comprit qu’il y avait quelqu’un auprès de lui. Un souffle passa sur sa figure :
— Restez tranquille ! intima une voix basse et rauque. Vous n’réussirez qu’à vous faire mal…
— J’ai soif !…
— C’est la fièvre. J’veux bien vous donner de l’eau mais elle est pas trop bonne par ici et vous feriez mieux d’attendre que la Hulotte revienne. Elle a dit qu’elle en rapporterait…