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Le ton hargneux de l’homme irrita Guillaume. La soupe chaude lui avait rendu quelques forces et il n’entendait pas les dépenser en discussions stériles.

— Est-ce que je vous ai fait quelque chose ? On dirait que vous m’en voulez ? Après tout, c’est vous qui m’avez blessé. Et vous avez tué mon cheval !

— C’est bien mon regret ! J’aurais préféré vous tuer vous ! C’t’animal… j’crois bien qu’il était la plus belle chose que j’aie jamais vue ! C’que j’ai pu vous l’envier !… Quand j’l’ai vu mort… j’ai pleuré ! Et j’suis resté longtemps assis par terre… sous la pluie… avec sa tête sur mes genoux !

Il pleurait encore à cet instant et le chagrin de cet inconnu pour le bel étalon qu’il pouvait seulement admirer de loin bouleversa Tremaine…

— Vous l’avez laissé… là-bas ? demanda-t-il d’une voix soudain enrouée.

Nicolas tourna enfin vers lui un regard charbonneux où brillait une flamme coléreuse :

— Vous voulez dire à la merci des loups ?… Et qu’est-ce que j’pouvais faire d’autre ? J’pouvais pas l'prendre dans mes bras, lui. L’est trop lourd !… Pas même l'pousser dans l’étang…

La pensée de son bel Ali, son ami, son compagnon, abandonné sans défense à tous les charognards de la forêt révolta Guillaume et lui fit oublier un instant ses propres tourments :

— Si noble animal doit être enterré avec dignité ! Je vous supplie d’y veiller ! Même dans ce désert – puisqu’il paraît que c’en est un – il doit être possible de trouver quelques paires de bras ?

— Par ce temps ? Vous n’entendez pas ? Ça dégouline de partout !

— J’entends ! Seulement je sais aussi qu’avec de l’argent on peut remuer des foules. Il y en avait dans les sacoches attachées à ma selle.

— Elles sont là, vos sacoches, fit Nicolas avec un geste du pouce dans le vague. J’y ai pas touché. J’suis pas un voleur, moi !

— Eh bien, touchez-y ! Prenez ce qu’il faut pour trouver de l’aide !… Mieux encore : tâchez de vous acheter une monture quelconque et allez jusque chez moi, à La Pernelle. Aux écuries, vous verrez Daguet. Il viendra le chercher avec des gens et un char pour le ramener…

Le rire de l’homme éclata soudain comme un coup de fusil :

— Et vous ramener vous par la même occasion ! Alors là n’y comptez pas ! Je vous ai dit tout à l’heure que vous n’étiez pas près de sortir d’ici et ça s’ra comme ça !

— Mais enfin pourquoi ?

— C’est mon affaire… Voyez-vous, j’aurais jamais imaginé qu’vous pouviez m'tomber sous la pogne. On était si loin l’un d’l’autre… Mais puisque vous y v'là, vous y resterez ! Histoire de vous faire apprécier comme c’est agréable d’vivre ici…

— Nicolas ! s’écria la Hulotte qui avait suivi sans rien dire l’échange des mots. Il est très malade… S’il meurt tu seras un assassin.

— Non. S’il meurt c’est parc’que ça s’ra son destin. Quant au cheval, j'vais m’en occuper dès qu’le jour reviendra. Ça s’rait bonne chose qu’on vous croie disparu en attendant qu’ça soit vrai. Alors lui aussi faut qu’y disparaisse avant qu’l’eau noie les ch’mins.

— Cela fera au moins quelque chose dont je pourrai vous remercier. Prenez ce dont vous avez besoin dans la sacoche…

— Pour qu’on pose des questions ? Je ne suis pas une bête ! Et j’ai besoin d’personne ! La Hulotte me donnera la main et ça suffira.

Épuisé par l’effort qu’il venait de fournir, Guillaume n’insista pas et cessa de lutter contre la fièvre qui lui battait les tempes. C’était déjà une bonne chose d’avoir obtenu de ce sauvage qu’il donne à Ali une sépulture décente… même si d’enlever ce grand corps faisait disparaître des traces précieuses pour qui se mettrait à sa recherche. En admettant que quelqu’un eût l’idée de lui courir après ! Même Potentin qui le croyait à Port-Bail ne bougerait pas avant un bon moment !…

À nouveau, la Hulotte lui soulevait la tête pour l’aider à boire une sorte de tisane au goût douceâtre qu’il voulut repousser mais elle insista !

— Je sais que ce n’est pas bon mais il n’y a ici ni sucre ni miel. Et ça vous aidera à dormir… Demain, je changerai le pansement de votre tête et je mettrai de l’argile bleue sur vos jambes pour diminuer l’enflure.

— Elles me font damner, soupira Guillaume. Pour que je dorme il faudrait que vous m’assommiez avec un gourdin !

Et pourtant il dormit. Plus profondément même qu’il n’osait l’espérer…

Le jour était là quand il ouvrit les yeux… Si on pouvait appeler jour cette lumière blême, tirant sur le vert-de-gris, dans laquelle baignait le lieu où il se trouvait. En tournant un peu la tête, il aperçut une mince ouverture lancéolée encombrée de végétation mais dont l’ogive rongée demeurait assez nette pour évoquer un oratoire, une très petite chapelle à demi ruinée de surcroît car l’un des murs était remplacé par un éboulement. Il vit aussi que le feu était éteint et, enfin, qu’il était seul.

Le souvenir de la veille lui revenant, il pensa que les deux autres étaient allés s’occuper d’Ali comme Nicolas – puisque Nicolas il y avait – l’annonçait… Cependant on ne l’avait pas abandonné : près du lit de roseaux où il reposait, il trouva une écuelle pleine de soupe – la même que la veille – encore tiède et un gobelet d’eau claire. Cette fois, il réussit à se soulever et avala le contenu des deux récipients.

Il se sentait mieux. Sa tête ne lui faisait plus mal – ou si peu ! – et il avait certainement beaucoup moins de fièvre. En revanche, ses jambes pesaient un poids intolérable comme si elles étaient prises dans une gangue de ciment. Repoussant les peaux et la couverture étendus sur lui, il les examina du mieux qu’il put. Un assemblage de planchettes et de bandes en grosse toile tachée de jaune les enveloppait. Par contre aucune trace de sang ne suintait : les fractures n’étaient pas ouvertes. Enfin, pour compléter un tableau plutôt affligeant, une grosse pierre était attachée à chacun de ses pieds.

Naturellement, on avait ôté ses bottes et tailladé le bas de sa culotte pour permettre à l’enflure de se développer. Il n’avait plus, sur lui, que sa chemise et son gilet : son habit pendait à l’un des fagots. Quant à son grand manteau de cheval, il était invisible.

Guillaume vit ensuite que, si l’endroit était misérable, il était tout de même vivable. Dans un coin, une sorte de bat-flanc garni d’une paillasse et de vieilles couvertures devait servir de lit à l’habitant. Les pierres qui composaient un foyer rudimentaire étaient soigneusement disposées sous un trou de la voûte basse faisant office de cheminée. Tout auprès, trois escabeaux constitués de planches et de branches voisinaient avec une marmite et une poêle à frire. Enfin, en se tordant le cou, le blessé put apercevoir, dans le retrait de l’éboulement, un buffet grossier et un petit coffre sur lequel une lampe à huile en grès était posée. Tout contre, le fer bien entretenu d’une grosse cognée de bûcheron à long manche, sinistre comme une hache d’exécution, luisait tel un défi : même s’il pouvait se tramer jusqu’à elle, jamais un homme dans son état ne réussirait à la manier.

Elle signifiait simplement qu’il se trouvait à présent dans l’entière dépendance d’un inconnu dont il était certain de ne l’avoir jamais rencontré, de ne lui avoir jamais causé le moindre tort et qui, cependant, le haïssait…

Pour éviter de sombrer dans un désespoir total, il s’efforça de découvrir où il se trouvait au juste. Le chemin qu’il avait pris en quittant les Treize Vents, et qui évitait Valognes, ne lui était pas tellement familier bien qu’il l’eût emprunté plusieurs fois déjà pour se rendre à Brix, acheter des bois de charpente, à Bricquebec pour les foires ou les fromages de la Trappe et même à Carteret d’où il descendait tout naturellement sur Port-Bail après avoir vaqué à ses affaires. C’était un itinéraire rapide mais difficile et seulement accessible à de très bons cavaliers. Ce soir-là, il s’y était jeté un peu en aveugle, obsédé par la pensée de sa bien-aimée menacée et sans prêter attention à ses repères habituels. Très certainement il s’était trompé de route dans l’épaisseur des bois rendus plus opaques par la nuit et la pluie car jamais, jusqu’à présent, il n’avait remarqué l’étang dont parlaient Nicolas et la Hulotte. Cependant l’allure de son cheval et le temps écoulé jusqu’à l’accident ne devaient pas lui avoir permis de parcourir deux lieues. Plutôt moins. Donc : pas le temps matériel de quitter la forêt de Barnavast et encore moins de traverser la route de Valognes à Cherbourg. D’ailleurs aux abords de Brix, il apercevait toujours les bâtiments du prieuré de La Luthumière où, durant toute la nuit, on gardait des lumières allumées au service de voyageurs égarés. Restait à savoir durant combien de temps il avait voyagé sur le dos et dans la barque de Nicolas ?