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À force de creuser, il finit par déterrer le vague souvenir d’avoir entendu évoquer, un jour, à l’auberge du Vast où il aimait faire halte lorsqu’il allait à Cherbourg, les marais poissonneux tapis dans les bas-fonds des bois. Ils rejoignaient des étangs et devenaient immenses à la mauvaise saison quand les grandes pluies d’automne et d’hiver faisaient déborder la Saire et tous les ruisseaux des environs, noyant si bien champs et halliers qu’il fallait un bateau pour s’y engager, et une connaissance exceptionnelle des passages si l’on voulait éviter une mort affreuse dans une lise particulièrement tenace.

Enfin, il en conclut que le gîte de son hôte forcé se situait quelque part au milieu de ces étendues changeantes et qu’à moins d’une guérison rapide, il serait difficile de lui échapper. Personne ne viendrait à son secours. Personne de civilisé tout au moins car ces déserts possédaient plus d’habitants cachés qu’on ne l’imaginait : dans le désordre profus des bois, des eaux mortes ou vives, des collines et des combes – sans issue, des marécages, des fondrières et des profonds sentiers menant parfois à des gouffres, tout un peuple couleur de terre ou de mousse grouillait, invisible : prisonniers évadés, hors-la-loi de tout poil, contrebandiers, braconniers, gens de sac et de corde toujours à l’affût d’une aubaine, d’un marchand à détrousser, d’une bourse à couper ou d’un malheureux à rançonner. En effet, ceux qui peinaient dans ces solitudes : charbonniers, carriers, coupeurs de bois affaiblis souvent par l’implacable fièvre des marais, leur servaient de souffre-douleur. Ils étaient sans défense, la maréchaussée ne s’aventurant guère dans ces parages inquiétants où il était si facile de se perdre, où tout se ressemblait…

Jusqu’au soir, Guillaume resta seul et sans autre compagnie que la pluie dont il entendait le crépitement au-dessus de sa tête et sur la surface du marais. Il perçut enfin un bruit de voix au crépuscule et le bref raclement d’un bateau que l’on tirait sur la terre.

Lorsque les autres entrèrent, ils paraissaient épuisés. Tous deux portaient ces grandes capes de jonc tressé, d’un vert luisant, qui servaient de manteaux de pluie aux maraîchins. Nicolas déposa contre le mur une bêche, une pioche et le grand rouleau de corde qui s’enroulait autour de son épaule.

— Voilà ! C’est fait ! dit-il sans seulement jeter un coup d’œil à son captif.

— Vous avez réussi à l’enterrer ? En dépit de la pluie ?

— La pluie ? Elle m’a jamais gêné vraiment ! Même elle a ameubli la terre dans un coin que j’connais bien. On a creusé, la Hulotte et moi, creusé, creusé, creusé et encore creusé pour avoir une fosse assez grande et ça a pas été un p’tit travail. Ensuite il a fallu l’tirer jusque-là mais, ajouta-t-il avec une douceur inattendue, j’avais enveloppé sa belle tête avec un bout d’couverture pour qu’elle s’abîme pas en traînant sur les cailloux. Après, on a tout r’fermé. On a mis des pierres et des arbustes qu’j’avais déplantés. À présent personne peut plus savoir qu’il est là. Rien qu’moi !

— Merci ! dit Guillaume.

L’autre lui jeta un regard meurtrier :

— Vous pouvez l’garder vot’merci ! C’est pas pour vous qu’on a travaillé comme des forçats, la gamine et moi : c’était pour lui… et aussi pour moi.

Guillaume abandonna la partie. Il avait compris : enterré dans un endroit secret, Ali n’appartenait plus qu’à ce sauvage qui, après tout, ne le haïssait peut-être que parce qu’il était le maître de ce superbe coursier auquel tous ces rêves étaient accrochés…

Pendant ce temps, la Hulotte, de ses mains abîmées par la terre et l’eau, tâtait les jambes du blessé. Elle rapportait un paquet d’argile bleuâtre pour l’appliquer sur les genoux enflés mais apparemment elle eût beaucoup préféré que l’on confiât Guillaume à un médecin :

— C’est pas beau ! confia-t-elle à Nicolas. On a fait ce qu’on a pu mais je ne suis pas certaine qu’on ait bien remis les os en place…

— Les pierres s’en chargeront, répondit l’autre d’un ton définitif. Il a qu’à rester tranquille ! Quant à toi, mets-lui ses cataplasmes et puis rentre chez toi !

— Pas cette nuit ! Il fait trop mauvais… et puis je dois vous préparer à souper. Si je te laisse, tu lui donneras de la viande crue ou des racines et il en mourra.

— Et qu’est-ce qui t’dit que c’est pas c’que j'souhaite ? Tu crois qu’j’ai envie m’en encombrer pendant des s’maines ?

La fille alla décrocher du mur le fusil du braconnier et le lui tendit d’un geste résolu :

— Alors tue-le tout de suite ! Ce sera plus propre et plus chrétien que de le laisser pourrir lentement dans ce trou…

— Un trou, un trou ! J’y habite bien, moi ?

— Toi, tu as l’habitude. Pas lui.

— Il la prendra, voilà tout ! Ces beaux messieurs y z’ont besoin d’voir un peu par eux-mêmes comment qu’on vit chez les miséreux. Allez, fais la soupe et va-t’en !

— Non. Je reste ici, avec vous deux.

Tout de suite furieux, il leva le poing, prêt à frapper mais elle le défia :

— Vas-y ! Cogne !… Ça serait bien la première fois mais il faut un commencement à tout. Si tu veux que je m’en aille, il faudra que tu me chasses. Ou alors va chercher la barque. On le mettra dedans et on le conduira chez moi. Ma maison est petite mais au moins elle ressemble à ce qu’elle est.

L’œil sombre du braconnier se chargea d’une encore plus sombre jalousie :

— Et tu pourrais l'dorloter à ton aise… ou même faire prévenir chez lui pendant qu'moi j'resterais ici tout seul ? Tu m’prends pour un idiot ?

— Non. Pour un homme qui devrait regarder son intérêt plutôt qu’une espèce de vengeance hors de saison. Alors, je reste ?

Nicolas haussa rageusement les épaules :

— Ah, les bonnes femmes ! Celui qu’aura raison contre vous quand vous avez une idée sous l’bonnet, il est pas encore né !…

La Hulotte se contenta de cette reddition et se mit à éplucher les choux puis à vider une grosse carpe… Et la nuit acheva de se refermer sur cet étrange trio.

Pas seulement la nuit d’ailleurs.

Dans les jours qui suivirent, les vents d’ouest apportèrent sur le Cotentin les queues fracassantes des grandes tempêtes qui sévissaient alors sur Terre-Neuve et l'Atlantique Nord. Passé Land’s end, la pointe extrême de l’Angleterre, elles s’engouffraient dans la Manche et venaient frapper de plein fouet la grosse presqu’île trapue, carrée comme une tour normande que la mer furieuse attaquait de trois côtés à la fois.