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Dans leur ancien ermitage cerné par un étang devenu deux fois plus vaste, Guillaume et ses compagnons furent isolés du reste du monde mais relativement abrités de l’ouragan. Le solitaire qui, jadis, avait bâti ce minuscule sanctuaire sur l’îlot d’un étang s’était assuré un asile de paix où il était impossible de venir troubler ses oraisons sans qu’il s’en aperçût.

Cependant la paix n’était plus guère le lot des trois êtres réunis dans cet espace étroit. Surtout depuis que Guillaume était fixé sur l’identité de son geôlier. Il en devait la révélation à la Hulotte – en fait, elle s’appelait Catherine Hulot ainsi qu’elle le lui confia un jour en rougissant beaucoup et comme si c’eût été un secret inavouable – et dès lors il ne l’appela plus autrement.

Ce jour-là, Catherine appliquait une fois de plus de l’argile sur les jambes de Guillaume lorsque celui-ci demanda soudainement :

— Pourquoi Nicolas fait-il un mystère de son nom ? Je ne crois pas m’être fait beaucoup d’ennemis depuis que je suis dans la région. Quant à la première fois où j’y suis venu, j’avais neuf ans et n’y suis resté qu’une poignée de jours…

La jeune fille regarda son patient, luttant visiblement contre l’envie de parler. Entre elle et lui, un courant de sympathie se développait avec, chez Catherine, une attirance, un sentiment dont elle n’avait pas conscience mais qui la poussait à veiller sur lui, à le quitter le moins possible tant elle craignait que, dans une crise de fureur, son ami ne le mît à mal. Guillaume insista :

— Je vous en prie, Catherine ! J’ai besoin de savoir. On peut toujours réparer un tort ou tout au moins essayer.

— De toute façon, il n’accepterait pas mais peut-être que vous réussiriez à adoucir cette grande amertume qu’il porte en lui ?… ajouta-t-elle en considérant le blessé d’un air songeur.

— Vous l’aimez ?

— Oui. Comme le frère qu’il a toujours été pour moi depuis la mort de mon père.

Orpheline de mère peu après sa naissance, – une fièvre puerpérale avait enlevé Marie Hulot – la fille du « piqueux » de grès s’était retrouvée seule trois ans plus tôt dans la petite maison isolée près de la grésière lorsque son père, souffrant depuis longtemps des fièvres paludéennes comme beaucoup de gens de la région, finit par succomber les poumons troués par la silicose. La carrière était isolée ; il y eut bien peu de monde pour proposer une aide : ce fut le plus misérable qui l’apporta : Nicolas s’occupa de l’orpheline. À sa manière rude, bourrue et sans y mettre trop de délicatesse mais elle trouva en lui un protecteur capable de mettre en fuite les mauvais garçons avides de saisir au vol le jupon d’un tendron sans défense.

— Eh bien ? reprit Tremaine. Me le direz-vous ce nom ? Il ne s’agit tout de même pas d’un brigand célèbre ou d’un prince en fuite ? ajouta-t-il avec un sourire qui fit fondre la petite : elle rit franchement :

— Oh non ! S’il était un brigand, il proclamerait son nom au lieu de le cacher. Quant à un prince, je ne vois pas du tout d’où nous pourrions le sortir. Nicolas porte le nom de sa mère : Potin. Ou du moins devrait le porter mais il n’en veut pas parce que celui qui aurait dû être son père, le mari de sa mère, n’a pas voulu le reconnaître.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il n’était pas de lui, bien sûr. Il naviguait depuis au moins deux ans sur les mers lointaines et le soir où il est rentré chez lui, à Saint-Vaast, il a trouvé un berceau près du lit de sa femme avec un bébé de quelques jours. Il a laissé de l’argent et puis il est parti pour tuer le séducteur, un soldat du fort de la Hougue…

Vivement Guillaume posa sa main sur celle de la jeune fille :

— Arrêtez ! fit-il d’une voix soudain changée. Je crois que je peux continuer l’histoire… Le marin n’a pas été jusqu’aux bastions parce que, sur le chemin, il a trouvé un enfant gravement blessé. Il a ramassé cet enfant, l’a emmené chez un médecin et, pour finir, est reparti avec lui pour les Indes. Le garçon c’était moi, l’homme s’appelait Jean Valette et je l’aimais profondément…

Oh, la chaude bouffée de souvenirs qui remontaient à la mémoire de Guillaume ! Précis et nets comme s’ils étaient d’hier au lieu d’être vieux de trente années.

— Il a été un père pour vous, fit la voix amère de Nicolas entré sans que l’on s’en aperçût. Moi, il m’a rej’té comme un rebut d’humanité, condamné à la misère et à n’être jamais rien d’autre qu’un bâtard. Pourtant j’étais innocent, moi ! J’avais pas d’mandé à naître. S’il avait aimé ma mère…

— Il l’aimait, je peux vous l’assurer. Il m’a dit, un jour, combien il était heureux ce jour-là en approchant de Saint-Vaast. Il rapportait des cadeaux pour elle. Seulement…

— Seul'ment cadeau qu’elle lui avait préparé, l’a pas été d’on goût ! ricana Nicolas. Alors il a tout jeté !

— Ce n’est pas ça que je voulais dire : c’était un homme entier, opiniâtre et plein d’orgueil. Il lui a toujours été difficile, sinon impossible de pardonner. Si, au lieu de m’avoir trouvé, moi, il avait pu rencontrer le soldat qu’il cherchait, il l’aurait tué sans hésiter et sans l'ombre d’un remords. Ce qui se serait passé ensuite n’est qu’hypothèse : aurait-il réussi à échapper aux autres soldats et à ce qui aurait suivi : les juges, la potence ou le bagne ? De toute façon, je ne crois pas qu’il aurait jamais été votre père.

— C’est facile de dire ça ! Moi j’maintiens qu’il aimait pas assez ma mère sinon il s’rait resté sans tuer personne et p’t’être qu’à la longue il aurait fini par s’attacher à moi ? Il s’est bien attaché à vous qui lui êtes rien, qu’êtes même pas sorti d’un ventre où y s’plaisait bien !

— Il est possible que vous ayez raison mais alors il aurait fallu que Jean Valette soit un autre. Et je ne vois pas pourquoi vous lui en voulez à lui et pas à votre mère ? Ce n’est pas lui qui n’a pas su attendre ; ce n’est pas lui qui a été infidèle…

Le solitaire serra les poings et cracha :

— J’vous défends d’mal parler d’ma mère ! L’était jeune… et belle comme une image sainte. On laisse pas toute seule une femme comme ça…

Guillaume savait qu’il parlait dans le désert. Le mur qu’il avait devant lui refuserait toujours de se laisser entamer. Pour Nicolas, les choses étaient simples : Jean Valette aurait dû accueillir comme sien le fils d’un autre et Guillaume, en se glissant dans son cœur, n’était rien d’autre qu’un voleur. Donc un ennemi ! Néanmoins, il s’offrit le plaisir d’une repartie cruelle :

— À vous entendre un marin devrait obligatoirement épouser un laideron ? Ce pays, pourtant, est plein d’épouses jeunes et jolies qui attendent un homme parti au loin, matelot ou autres…

— P’t’être bien ! mais moi je n’sais qu’une chose : il a fait d’vous un homme riche et moi j'suis rien qu’un traîne-misère !

— Et vous me haïssez ! Néanmoins, lorsque je suis revenu au pays, j’ai cherché à savoir ce qu’étaient devenus sa femme et… l’enfant !

— Il vous l’avait d’mandé ? fit Nicolas avec une sorte d’âpreté mêlée d’un vague espoir.

— Non mais il me semblait que c’était juste. Personne ne savait rien : ils étaient partis depuis longtemps…

— J’étais pourtant pas bien loin et j’en ai eu plein les oreilles du bruit qu’on f’sait autour de vous ! Jusqu’au fond des forêts on parlait de « Monsieur » Tremaine…

— Vous auriez pu essayer de me rencontrer ?