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— Pour quoi faire ? Vous m’auriez j’té dehors ! Vous ou votre femme : la fille de c’vieux bandit d’Nerville !… Ah là là ! C’que j’ai pu vous détester.

Épuisé par une joute oratoire inattendue, Guillaume ferma les yeux en se laissant aller sur sa couche devenue, grâce à une paillasse confectionnée par la Hulotte un peu plus confortable. Malgré tout, il retrouva la force de murmurer :

— Et vous m’exécrez un peu moins maintenant ?… Est-ce parce que vous espérez bien me voir mourir ?

— Oui. J’aurais pu vous tuer mais c’est une chose que j’saurai jamais exécuter de sang-froid. Et puis ça aurait été trop vite ! Là, j’vais vous r’garder vous dissoudre devant moi tout à mon aise ! Vous avez déjà bien moins grande mine, m’sieur Tremaine !

— C’est stupide ! Essayez de comprendre que vous avez tout intérêt à ce que je vive… et que si vous vouliez m’aider…

L’autre se pencha jusqu’à ce que Guillaume pût sentir son souffle aigre d’homme mal nourri :

— Comprendre ?… C’est vous qui n’y entendez rien ! Moi j’ai besoin qu’vous souffriez pour avoir moins mal dans ma tête !

— Alors soyez content ! Je souffre !

Le retour de Catherine, sortie un moment pour prendre des poissons que l’on tenait dans une poche plongée sous l’eau, sépara les deux ennemis. Nicolas entreprit de fondre des balles pour son fusil. Le blessé, les yeux fermés, cherchait un repos que son corps douloureux lui refusait. La jeune fille se mit à vider ses poissons et à les nettoyer…

Elle eut fort à faire, dans les semaines qui suivirent pour soigner de son mieux un homme qui semblait décidé à se laisser mourir. Guillaume sentait que son état physique se délabrait de jour en jour et que son courage suivait la même pente. Alors à quoi bon lutter ? Plus vite viendrait la fin et mieux ce serait. Ne fût-ce que pour satisfaire la haine patiente et tenace qui guettait à ses côtés. Il en venait même à repousser les tendres images de ses enfants, trop jeunes pour ne pas l’oublier rapidement, ou de Marie-Douce qui, sans nouvelles de lui, se croirait abandonnée et rentrerait certainement en Angleterre : elles ne lui apportaient qu’un peu plus de désespoir et de chagrin. Or, il voulait au moins finir dignement.

Il y avait bien Catherine qui se battait dans l’espoir de le ramener à la santé mais qui n’osait pas entreprendre la seule chose susceptible de le sauver : aller chercher un secours de plus en plus urgent. Sans doute avait-elle un peu peur de ce grand diable dont les traits se convulsaient de fureur quand il lui semblait qu’elle mettait trop d’amitié dans ses soins ou quand elle exigeait qu’il l’aide à changer la couche du blessé. Sans doute Nicolas était-il jaloux. Guillaume, alors, repoussant la main trop douce, le sourire trop attentif pour qu’au moins elle n’ait pas à souffrir lorsqu’il ne serait plus là.

Quand vint décembre, c’est-à-dire l’époque où les os brisés auraient dû être ressoudés, Catherine ôta les divers appareils de fortune qui immobilisaient les jambes de celui qu’elle appelait, dans le secret de son cœur, son « cher M. Guillaume »… Refusant d’admettre que le blessé était trop faible pour se soutenir lui-même, elle obtint de Nicolas qu’il fabrique de grossières béquilles. Elle était persuadée qu’une fois debout, Guillaume retrouverait des forces nouvelles. Nicolas s’exécuta mais, lorsqu’il les remit, il accompagna son présent d’un rire moqueur :

— C’est bien pour t’faire plaisir mais pourra jamais s’en servir ! L’a plus qu’la peau et les os : pourra jamais t’nir debout.

En effet, lorsque, cramponné d’une main au bâton en forme de tau et, de l’autre à l’épaule de la Hulotte, il posa les pieds à terre et voulut s’appuyer dessus, Guillaume hurla de douleur et retomba sur le lit haletant et trempé de sueur, usant ses dernières forces à retenir les larmes qui lui montaient aux yeux.

— Qu’est-ce que j’avais dit ? commenta Nicolas. Laisse-le donc crever et retourne chez toi !

— Comment peux-tu être aussi abominable ? Non, je ne partirai pas et si tu m’y obliges, sache bien que tu ne me reverras jamais…

— Tu ferais mieux de me tuer ! murmura Guillaume, je sais que je suis en mauvais état mais je peux quand même durer encore.

— J’ai tout mon temps ! Et ça s’ra pas si long qu’ça !

Les événements semblèrent lui donner raison :

Généralement doux dans la presqu’île, l’hiver fut, cette année-là singulièrement rude avec de grandes fureurs de pluie, des vents harassants et même de la neige et des loups affamés. Il fit froid, humide et, sur l’étang devenu immense, des brouillards effaçaient les arbres donnant aux isolés de l’îlot rétréci l’impression d’être perdus dans des nuages sans fin. Nicolas cependant allait chasser ou pêcher : il le fallait bien pour se nourrir. Il partait dans la barque, rassuré sur le sort de ses compagnons, gardés par les eaux au moins aussi efficacement que par lui-même. Lorsqu’il revenait il les trouvait toujours silencieux, Catherine assise près de Guillaume, les mains occupées d’un raccommodage d’un récurage ou de la préparation d’une tisane. Il ne pouvait savoir que son absence procurait à son prisonnier quelques instants de paix et même de douceur. À cette petite fille obstinée à le conserver en vie, Guillaume parlait de sa vie passée. S’il ne s’attardait jamais sur les Treize Vents ou sa famille, il aimait parler de ses amis, surtout de ceux de Varanville. Du fond de sa misère il prenait plaisir à évoquer son amie Rose, sa vitalité, son cœur généreux, l’attention constante qu’elle portait à ceux qui dépendaient d’elle et cet art qu’elle possédait mieux que personne de rendre un sourire à quiconque semblait plongé au plus profond du désespoir.

— Si j’avais pu appeler quelqu’un à mon aide, c’est elle que j’aurais demandée. Elle est toujours prête à porter secours.

— Pourquoi pas votre femme ? La dame des Treize Vents doit être bien en peine de vous pourtant ?

— La dame des Treize Vents ne veut plus me voir. Elle désire que je ne revienne jamais et je n’ai rien à attendre d’elle. Ne cherche pas à comprendre pourquoi, petite Catherine et ne me demande pas de t’expliquer : c’est trop difficile pour moi à présent.

— Est-ce… à cause de cette dame Rose ? Vous l’aimez sans doute et votre épouse en a pris ombrage ?

— Non. C’est pour… autre chose. Quant à Mme de Varanville je l’aime oui… mais comme la sœur que je n’ai pas eue…

Dans les tout premiers jours de mars, un printemps précoce chassa les lugubres jours d’hiver. Le soleil monta dans le ciel tandis que les eaux envahissantes se retiraient. Les épaisses brumes devinrent légers brouillards nacrés et Catherine ouvrit l’ancienne chapelle autant qu’elle le pouvait afin que Guillaume pût respirer un air plus vivifiant. Elle aurait aimé le conduire au-dehors mais c’était impossible : depuis les dernières froidures il toussait et n’essayait même plus de bouger. Catherine fit d’autres tisanes et aussi des cataplasmes d’argile chaude où elle mêlait des herbes sans d’ailleurs obtenir de véritable résultat. Comme disait Nicolas, il avait moins grande mine, Guillaume Tremaine ! Il était même méconnaissable avec la barbe roussâtre qui envahissait son visage dont la peau, si profondément recuite par tant de soleils et de vents, virait à présent au gris. De toute évidence, il n’en avait plus pour longtemps. Le mal ravageait sa poitrine.

Un soir, quand les deux hommes furent endormis, la jeune fille mit autour de ses épaules et de sa tête son grand fichu de laine noire, jeta un dernier regard à Guillaume enfoncé dans un mauvais sommeil et quitta l’ermitage…

Au matin, lorsque Nicolas s’éveilla, il se sentit la tête lourde et la bouche pâteuse ce qui n’était pas rare, mais ses idées s’éclaircirent brusquement lorsqu’il s’aperçut que le feu n’était pas allumé et la Hulotte invisible.