Son parcours dans l’existence présentait quelques analogies avec celui de Guillaume Tremaine dont il était l’aîné de trois ou quatre ans. Fils d’un médecin de Cherbourg marié à une Écossaise, il avait perdu son père à sept ans. À l’instar de Mathilde Tremaine qui n’aimait pas le Canada, sa mère Mary Keithland ne s’habitua jamais à la Normandie dont elle jugeait le climat trop chaud et soupirait après les brumes de son pays natal. Devenue veuve, elle se hâta de regagner Dunbar et la maison paternelle où sa propre mère vivait seule en compagnie d’une tante âgée.
Cette atmosphère exclusivement féminine ne convenait guère au petit garçon qui, au pied du château ruiné où Mary Stuart et son troisième époux Bothwell luttèrent contre la révolte soulevée par leur mariage, regrettait sa montagne du Roule, son jardin sur lequel un vieux figuier étendait ses branches lourdes, et les étranges mirages, les moirures et les halos, dont se parait la mer lorsque le soleil venait s’y endormir. Heureusement les barques des pêcheurs de Dunbar lui permettaient d’assouvir un vif attrait pour la navigation qui le disputait en lui au non moins vif désir de suivre les traces de son père et de devenir médecin…
Ce fut ce dernier qui l’emporta à la prière de Mary Annebrun qui craignait de voir son unique enfant s’éloigner d’elle. D’autant que la célèbre faculté d’Édimbourg n’était distante que d’une douzaine de lieues. Le jeune Pierre y conquit brillamment ses diplômes sans jamais avouer qu’il ne souhaitait guère exercer dans un pays où il s’était toujours senti un peu étranger. Et puis il y avait toujours cette soif d’aventures qu’il gardait au fond de lui et qui revenait parfois le tourmenter.
La mort de sa mère, survenue trois ans après celle de la grand-mère et cinq après celle de la tante âgée, le laissa seul au monde mais libre et en possession d’un peu d’argent qu’il augmenta en vendant la maison et les quelques terres arides qui l’environnaient. Il rentra en France.
C’était l’époque où le roi Louis XVI envoyait le comte de Rochambeau au secours des colonies anglaises d’Amérique entrées en rébellion. Pensant avec juste raison qu’il y avait là une grande occasion de voir du pays et que ses qualités médicales pouvaient y trouver leur emploi, Annebrun réussit à s’embarquer à bord du Neptune commandé par le chevalier Destouches. Le 2 mai 1780, à cinq heures du matin, il quittait Brest avec l’escadre du chevalier de Ternay à destination de Newport. Il avait manqué de peu mettre son sac à bord de l'Amazone, la rapide frégate de M. de La Pérouse. Son destin, sans doute, en eût été changé : il eût très certainement suivi le grand navigateur dans son voyage autour du monde et pourrirait quelque part du côté des îles Tonga mais un malentendu sépara les deux hommes et le Dr Annebrun resta en vie.
Après Yorktown, il demeura en Amérique, s’éprit d’une jolie fille de Baltimore, manqua l’épouser, s’aperçut à temps qu’elle courait plusieurs lièvres à la fois en s’ingéniant à faire monter les enchères. Blessé dans ses sentiments mais soulagé d’échapper enfin aux filets de tortue bouillis arrosés de beurre et de sherry qu’on lui servait trois fois la semaine chez ses futurs beaux-parents, il vendit le cabinet qu’il avait ouvert sur le port et décida qu’il était temps pour lui d’aller revoir sa Normandie.
Il regagna enfin Cherbourg mais si le Roule était toujours là, ses souvenirs d’enfance avaient disparu. Singulièrement la maison au figuier détruite lors du débarquement anglais de 1758… Pourtant le charme de sa région natale agissait toujours sur lui. Il pensa qu’il serait plus sage d’en finir une fois pour toutes avec le regret des anciens temps et, sans quitter ce Cotentin qu’il aimait, de se chercher un nouveau cadre de vie. Il trouva Saint-Vaast-la-Hougue, fut séduit au premier regard comme l’avait été l’enfant Guillaume Tremaine lorsque, des hauteurs de Quettehou, il découvrit l’immense baie aux nacres changeantes. Il y fit la connaissance du vieux Dr Tostain déjà usé par l’âge et les fatigues d’une vie trop remplie, devint d’abord son assistant puis son successeur lorsque Dieu appela enfin ce bon serviteur à un repos bien gagné. Depuis, il veillait sur la santé des gens de Saint-Vaast, Réville, Rideauville, La Pernelle, Anneville, Le Vicel, Le Vast et même parfois Quettehou bien que le bourg fût pourvu d’un médecin. Naturellement, le château de Varanville se trouvait aussi sur ses tablettes ainsi que les soldats des forts de la Hougue et de Tatihou parmi lesquels il n’était pas exclu qu’une rixe fît des éclopés justiciables du scalpel magique d’Annebrun.
Dans la population, on l’appréciait. Plus d’une fille s’essayait à charmer ce quadragénaire bourru mais de belle mine et susceptible de mener une grande carrière. Adèle Hamel, prête à toutes les bassesses pour quitter son état de vieille fille et se faire passer un anneau au doigt, était du nombre mais toutes tant qu’elles étaient perdaient leur peine. Vacciné – le terme était à la mode depuis peu ! – par son aventure américaine, Pierre Annebrun craignait leurs avances comme le feu et entendait couler le reste de ses jours dans un confortable célibat. En outre, il vouait à Agnès Tremaine une muette admiration teintée de respect et d’une vague méfiance qui se fût peut-être changée en un sentiment plus passionné si la jeune femme n’était si distante et, surtout, si le docteur n’éprouvait pour Guillaume cette estime et même cette amitié qui naissent si simplement entre gens de cœur habitués à lutter pour quelque chose de plus haut qu’eux-mêmes.
En dehors d’Agnès, la seule femme qui intéressât vraiment le docteur était Mlle Lehoussois dont il estimait l’humour et la vieille eau-de-vie de pomme presque autant que les compétences professionnelles. Il lui devait d’ailleurs l’acquisition de Sidonie Poincheval, sœur montée en graine du carabetier de Saint-Vaast, demoiselle de grande vertu et de mœurs austères – en contradiction formelle avec la profession de son frère ! – mais fine cuisinière et excellente femme d’intérieur. Se tenant pour honorée de devenir la gouvernante d’un homme de science, Sidonie s’estima au moins l’égale de celle du curé et veilla dès lors à ce que son maître et elle-même reçussent des populations indigènes l’exacte dose de considération qui leur revenait.
La veuve du Dr Tostain gardant sa maison, Pierre Annebrun s’était installé avec Sidonie dans une grande bâtisse entourée de tilleuls située un peu à l’écart de l’agglomération, au Hameau-Saint-Vaast, sous Rideauville et près du château de Durécu, belle demeure datant du siècle de Louis XIV et dont elle avait été une dépendance. Le châtelain, M. François-Clément de Boyer de Choisy, capitaine au corps royal du Génie, et son épouse Caroline-Marie de Sottorsville qui n’y vivaient qu’une partie de l’année la lui avaient vendue sans difficulté.
Lorsque la voiture de Varanville s’arrêta devant sa porte, Annebrun était absent. Félix fut reçu par Sidonie, plus sur son quant-à-soi que jamais et qui, se voulant l’austère gardienne du secret professionnel, commença par refuser de dire où il se trouvait. Mais quand l’époux de Rose, l’œil féroce, l’informa du contenu de la berline et menaça de lui tordre le cou si elle ne lui donnait pas sur l’heure les moyens de récupérer le docteur, elle oublia toute sa superbe, déclara que son maître se trouvait au Tôt où le fermier souffrait d’un flux de ventre, courut ouvrir l’une des chambres qu’elle gardait toujours préparées « en cas », revint pour aider à monter le malade et, finalement, éclata en sanglots lorsqu’elle découvrit son état. Ce qui lui valut de se faire tancer par le bailli de Saint-Sauveur :