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— Hé là, ma brave femme ! On ne chante pas la messe des morts avant les derniers sacrements. Il respire encore… Vous feriez mieux de m’aider à le mettre au lit…

Pendant ce temps Félix dételait un de ses chevaux, l’enfourchait à cru et fonçait en direction de la ferme du Tôt distante d’environ un quart de lieue.

Une demi-heure plus tard, Annebrun se trouvait devant ses responsabilités. Mettant sa pudeur de côté avec une abnégation toute romaine, Mlle Poincheval avait aidé le bailli à déshabiller Tremaine dont les vêtements n’étaient plus bons que pour le feu et à le revêtir d’une des chemises de son maître après une tentative de nettoyage interrompue sur l’ordre du bailli quand le malade, en proie à une forte fièvre, se mit à délirer entre deux quintes de toux.

Le temps que le médecin employa pour son minutieux examen parut durer un siècle à Félix de Varanville. Depuis son entrée dans la chambre, Annebrun n’avait pas articulé une parole, se contentant d’un salut silencieux adressé au bailli.

— Eh bien ? demanda Félix lorsque celui-ci leva sur lui un regard soucieux.

Le docteur haussa ses lourdes épaules :

— Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il était grand temps ! Du moins je veux croire qu’il l’est encore…

— Vous allez le sauver, n’est-ce pas ?

— En toute sincérité je n’en sais rien. Tout ce que j’espère c’est qu’il lui reste assez de forces pour lutter…

— Contre quoi ? demanda M. de Saint-Sauveur. Qu’est-ce qu’il a ?

— Une broncho-pneumonie compliquée d’un peu de paludisme contracté dans ce foutu marais. Et je ne parle pas de ses jambes ! Il y a, au genou gauche, une enflure que je n’aime pas mais qu’il faudrait explorer. Sans compter… Oh, nous verrons ça plus tard si…

Il n’acheva pas la phrase dont aucun des deux hommes ne souhaita entendre la fin tant ils en craignaient le son sinistre. Tout de suite d’ailleurs, le bailli, pour rompre le soudain silence, se proposa comme garde-malade. Le médecin l’en remercia d’une ombre de sourire :

— Pardonnez-moi mais je préfère quelqu’un qui le connaisse à fond. Si M. de Varanville voulait bien aller me chercher Mlle Lehoussois, je lui en serais très obligé. Vous-même, Monsieur, avez une mission difficile aux Treize Vents. Mme Tremaine doit être prévenue mais je préférerais que l’on ne dise rien à la petite Élisabeth…

— Elle est chez moi et y restera ! coupa Félix. C’est à cause d’elle que Tremaine, dans un court instant de conscience, a voulu venir chez vous. Il ne souhaite pas qu’elle le voie… sous cet aspect.

Le médecin approuva puis, pour bien montrer qu’il voulait se mettre immédiatement au travail, il ôta son habit, retroussa les manches de sa chemise, cria à sa gouvernante de lui apporter une grande cuvette d’eau puis d’apprêter la chambre voisine pour la vieille sage-femme dont il ne doutait pas un instant qu’elle accourrait s’installer au chevet du malade.

Les deux autres comprirent qu’ils étaient de trop et s’en allèrent accomplir leurs tâches respectives. Pour se donner le temps de la réflexion, le bailli se proposait de remonter à pied à La Pernelle tandis que Varanville et la voiture iraient chercher Mlle Anne-Marie mais, au moment où ils se séparaient, une fenêtre du premier étage s’ouvrit et Pierre Annebrun s’y pencha jusqu’à mi-corps :

— Dites à Mme Tremaine que je ne veux pas la voir tant que je ne le lui aurai pas fait savoir ! Les larmes d’une femme n’ont jamais aidé personne à revenir à la vie. Au contraire…

Il n’ajouta pas que la seule idée de voir pleurer la dame de ses secrètes pensées le rendait malade… Le bailli fit la grimace :

— Ce que j’ai à dire est déjà assez difficile… Il se peut… qu’elle n’apprécie pas ?

— Ça m’est égal ! Je ne veux pas d’elle !

La fenêtre fut refermée avec une telle vigueur que les vitres en tremblèrent.

— De toute façon, soupira le vieux marin, elle n’en aura peut-être même pas envie.

— Quelle histoire insensée ! soupira Félix. Lorsque à mon retour ma femme m’a appris qu’Agnès avait chassé son époux, je n’en croyais pas mes oreilles ! Elle n’avait aucun droit d’agir ainsi…

— Je sais. Considérez pourtant qu’elle a été gravement blessée dans son orgueil autant que dans son cœur…

— Soyez certain que j’en suis conscient et que je ne donne pas raison non plus à Guillaume. Jamais il n’aurait dû l’épouser s’il restait attaché à cet amour d’enfance !

— Comment aurait-il pu imaginer qu’il resurgirait ? Le Destin est un vieux diable dont on ne sait jamais quel tour il va tirer de son sac. Espérons seulement que notre ami ne paiera pas trop cher…

La fenêtre, en se rouvrant, lui coupa la parole :

— Vous ne pouvez pas vous dépêcher un peu ? brama le médecin. Ce n’est ni l’heure ni le lieu pour faire la causette !

Sans oser ajouter un mot de plus, les deux hommes se hâtèrent de se séparer…

En avançant qu’Agnès n’apprécierait pas l’interdit du médecin et bien qu’il l’eût présenté dans des formes plus diplomatiques, Saint-Sauveur ne se trompait pas. La jeune femme écouta son récit avec une apparente impassibilité mais, en bon observateur de l’âme et de son miroir – le regard d’un homme ou d’une femme –, le bailli sentit à quel point elle était atteinte en voyant se troubler et s’obscurcir le gris changeant de ses prunelles. Un éclair, d’ailleurs, traversa ce ciel d’orage :

— Le Dr Annebrun a-t-il donné une raison valable pour me défendre le chevet de mon époux ?

— La lutte qu’il vient d’entamer est difficile. Il craint, je crois, de vous voir pleurer…

— Tant que Guillaume est vivant je n’ai aucune raison de pleurer. Je ne larmoie pas facilement.

— Vous ne l’avez pas vu. Il est très… abîmé et l’émotion que vous pourriez en ressentir…

— De cela je puis juger seule. Et j’entends bien qu’il en soit ainsi.

— Ce qui veut dire ?

— Que je vais ordonner à Potentin de faire atteler. Je vais au Hameau-Saint-Vaast…

Elle se dirigeait d’un pas rapide vers la porte du salon. Le bailli l’y cloua un instant en remarquant :

— Je pense que vous avez tort… À moins que vous ne souhaitiez seulement constater par vous-même jusqu’à quel point vous êtes vengée ?

— M’estimez vous si peu ?

Son regard, cette fois, était celui d’une bête blessée. Le vieil homme, bouleversé, détourna les yeux :

— Veuillez me pardonner !… Je souhaite seulement vous épargner. Ces mois d’incertitude n’ont pu que vous meurtrir en dépit de la froideur dont vous vous appliquiez à faire montre.

D’un mouvement vif, elle revint vers lui et posa un baiser léger sur une joue qui avait grand besoin d’être rasée :

— Merci de l’avoir compris ! Néanmoins, cela ne changera rien à ma décision : je vais là-bas !

— Voulez-vous que je vous accompagne ?

— Sûrement pas ! Vous êtes trempé, fatigué. Vous avez grand besoin de vous changer et de vous réconforter. Clémence va préparer le nécessaire…

La pluie, en effet, avait surpris le bailli peu après son départ de chez le médecin, transformant en fondrière bourbeuse le chemin creux qui, à travers champs, montait à La Pernelle. À son arrivée, il était bien las et ne souhaitait que s’enfouir dans un bon fauteuil au coin du feu. Sa proposition relevait donc d’une sorte d’héroïsme, aussi n’insista-t-il pas pour l’escorter. Après tout, ce médecin qui ressemblait à un ours était assez grand pour savoir ce qu’il avait à faire…