Выбрать главу

Tandis qu’il remontait vers sa chambre d’un pas que la fatigue alourdissait ; il songea qu’il se faisait vieux et que, peut-être, l’heure était proche pour lui de renoncer aux grandes aventures. En d’autres temps, il rentrerait dans son vieux manoir ou bien prendrait retraite dans l’une des commanderies de l’Ordre entre le service de Dieu et les soins de l’établissement. Ce n’était plus possible ! Les biens de l’Église n’existaient plus guère et pas davantage ceux de Malte, tout au moins ceux qui se trouvaient en terre française. Restait à se dévouer pour le Roi qui en avait grand besoin et auquel il se consacrait désormais tout entier. Ici, il n’était plus utile : Tremaine était retrouvé. Qu’il vive ou qu’il meure, Agnès saurait prendre en main toutes les responsabilités de la maison. Lui-même devait repartir, un peu déçu bien sûr de ne pas rapporter ce qu’il espérait à ses amis du Salon Français – cette poignée de gentilshommes qui, depuis plusieurs années déjà et avant même que le trône se trouvât en danger, se vouaient à la cause monarchique face à la montée des idées nouvelles importées par le vent d’Amérique.

Un an plus tôt, déjà, ces hommes souhaitaient faire partir Louis XVI et sa famille pour le camp de Jallès, en Vivarais, où ils réunissaient des troupes. Le projet avait échoué à cause de la Reine qui désirait, elle, un refuge hors des frontières. Les conjurés – il fallait bien à présent les appeler ainsi – apprirent à se méfier d’elle et leur contact au palais des Tuileries passa par la sœur du Roi, Madame Élisabeth, qu’ils surnommaient « l’Ange ».

Un nouveau projet naissait en Normandie d’où, en cas de danger pressant, il était si facile de passer en Angleterre, en Irlande, en Hollande ou même en Amérique. Malheureusement on manquait d’argent alors qu’il en aurait fallu beaucoup et très vite… Madame Élisabeth n’ignorait pas que sa belle-sœur écoutait volontiers une ébauche de plan conçue par le comte de Fersen, son plus cher ami, destiné à conduire la famille royale vers les frontières de l’Est, en direction de l’Autriche. Si le Roi penchait de ce côté, Dieu sait ce qui pouvait arriver sur un parcours trop long et mené à travers des terres peu sûres ! La Normandie, elle, était capable de rester fidèle encore longtemps… De toute façon, il fallait rentrer à Paris et le plus tôt serait le mieux. On devait le croire mort !

Couché sur son lit, le bailli s’efforça de chasser les pensées pessimistes en récitant quelques prières. Il réussit tout juste à s’endormir d’un profond sommeil…

Pendant ce temps Agnès, menant elle-même le léger cabriolet attelé d’un seul cheval dont elle se servait habituellement, gagnait la maison du Dr Annebrun sous une pluie battante. Il faisait nuit lorsqu’elle y arriva. Une nuit noire que perçaient difficilement, par endroits, la lumière d’une chandelle derrière la découpure d’un volet clos et, loin vers la gauche, la flamme jaune du phare de Gatteville. Dans le hameau tout semblait dormir bien qu’il ne fût pas très tard. Par comparaison la demeure du médecin paraissait brillamment éclairée. Sans doute parce que Sidonie n’en avait pas encore fermé les contrevents.

Le bruit de l’attelage dans la cour l’attira sur le seuil, avec une lanterne qu’elle élevait à bout de bras. Elle n’eut besoin que d’un coup d’œil pour reconnaître l’arrivante et, sans même se soucier de l’accueillir, rentra dans la maison en courant, laissant tout de même la porte ouverte derrière elle. Agnès, qui gravissait les quelques marches du petit perron, l’entendit annoncer d’une voix affolée :

— Docteur !… C’est Mme Tremaine ! Que faut-il faire ?

Il n’y eut pas de réponse mais, un instant plus tard, la silhouette massive de Pierre Annebrun obstruait le couloir dallé qui partageait la maison en deux parties égales, barrant l’accès à l’escalier que l’on apercevait au fond. L’air à peu près aussi aimable qu’un dogue dérangé dans son tête-à-tête avec un os :

— J’avais pourtant précisé que je ne voulais pas vous voir ! aboya-t-il.

— Personne ne vous y oblige ! Dites-moi seulement où il est, puis retournez à vos occupations !

— Mes occupations ? Elles consistent pour l’instant à essayer d’arracher votre époux à la mort, Madame Tremaine, et vous venez me gêner. J’ai dit que je monterais demain aux Treize Vents pour vous porter des nouvelles…

— Pensiez-vous vraiment que j’allais rester tranquillement au coin de mon feu sans en savoir plus ?

— Oui, puisque je vous le demandais.

— Ce n’est pas suffisant ! J’ai le droit de juger par moi-même de son état…

— Il est lamentable, son état ! Ce matin, durant le bref instant de conscience qu’il a eu avant de retomber dans la fournaise de la fièvre il a demandé qu’on l’amène ici parce qu’il ne voulait pas que sa fille risque de le voir. Et vous non plus ! Laissez-moi travailler et rentrez chez vous !

— Non. Pas sans l’avoir vu ! Qu’est-ce que ce décret que vous vous permettez d’imposer à une épouse ?

Dans sa grande mante noire à capuchon qui la faisait semblable à n’importe quelle femme de la région, Agnès offrait cependant une image de dignité douloureuse qui frappa le médecin. Sa voix se radoucit considérablement et il eut le geste de tendre les mains vers elle :

— Ce n’est pas un décret, tant s’en faut ! N’y voyez que le désir de vous épargner…

— Qui vous le demande ?… Qui, même, vous dit que j’aie besoin d’être épargnée ? Dans nos maisons, Monsieur, les femmes sont accoutumées à regarder en face les pires réalités ! Je sais bien que je suis chez vous, cependant je vous prie de me conduire auprès de mon mari !

Il fallut bien que Pierre, la mort dans l’âme, s’écartât pour la laisser gagner vers l’escalier. Jamais il ne l’avait trouvée si belle, si noble qu’à cet instant où elle marchait vers un calvaire qu’il eût donné beaucoup pour lui éviter :

— C’est la chambre à droite du palier, grogna-t-il. Et je ne vous accorde que cinq minutes !

En passant devant lui, elle s’arrêta un instant, presque à le toucher, et il put respirer le parfum de landes chauffées au soleil, de pin et d’herbe fraîche qui émanait de ses vêtements.

— Il est vraiment très mal ?

— Vous jugerez ! Il délire…

La brusque tentation de la prendre dans ses bras, de la retenir, de l’empêcher d’entendre les divagations suscitées par la fièvre ! Il n’eut pas le courage d’assister à ce qui ne pouvait être qu’une humiliation et, tandis qu’elle montait, il entra dans sa salle à manger, ouvrit un buffet et y prit une bouteille de rhum dont il s’envoya une solide rasade. Ça lui fit tant de bien qu’il laissa le flacon sur la table et sortit un verre en pensant que, peut-être, la femme de Guillaume Tremaine pourrait en avoir besoin puis il alla se poster au pied de l’escalier pour l’attendre. Elle ne resta même pas les cinq minutes accordées… Trois, tout au plus.

Lorsqu’elle ouvrit la porte, il se figea. Il vit la jeune femme la refermer puis s’y adosser un instant comme pour reprendre haleine mais le capuchon qu’elle remettait en place cachait son visage. Sans faire le moindre bruit, il s’écarta un peu pour se trouver de face lorsqu’elle descendrait.

Il n’attendit pas longtemps. Le parquet grinça sous le pied d’Agnès puis ses hauts talons firent résonner les marches. Leurs regards se croisèrent et la jeune femme qui se s’attendait pas à le trouver là marqua un temps d’arrêt. Elle était plus pâle que tout à l’heure mais ses yeux étaient secs. Montant vers elle, il lui offrit la main pour l’aider à atteindre le vestibule et sentit que la sienne était glacée mais il ne fit aucun d’autre commentaire que :