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— Agnès !… Je vous en supplie ! Vous ne pouvez pas me chasser ainsi !… Oubliez-vous que je vous aime, que j’ai toujours été de votre côté et que…

— De mon côté, il y avait mon époux et vous avez tout fait pour qu’il n’y soit plus… Ni lui ni quiconque d’ailleurs !… Si jeune qu’elle soit, ma fille vous déteste et je ne suis pas certaine qu’il y ait ici une seule personne qui vous aime. J’aurais dû comprendre depuis longtemps qu’il y avait à cela une raison… Comment ai-je pu être aveugle à ce point ?… Allez-vous-en !… Je ne veux plus vous voir !

— Vous vous faites mal, Madame. Venez ! fit, avec une grande sollicitude, Clémence qui, au fond de son cœur, entendait les anges chanter « Alléluia ! ». Toutes deux passèrent devant Mlle Hamel figée sur sa marche d’escalier et qui les regardait achever leur ascension avec une horrible expression de haine. Elle voulut au moins avoir le dernier mot et d’une voix que la rage faisait trembler, elle lança :

— Je m’en vais mais un jour je reviendrai et ce jour-là, Agnès, tu pleureras des larmes de sang. J’aurai le plus grand plaisir à les compter…

Du bas de l’escalier lui parvint la voix paisible de Potentin :

— Nous serons deux à les compter, alors !… Puis-je vous conseiller de vous hâter. La voiture sera là dans vingt minutes et j’aurai le bonheur de vous raccompagner moi-même…

— Elle a dit : demain ! hurla Adèle au comble de la fureur.

— Je ne vois aucune raison de vous accorder ce délai, insista le majordome toujours aussi calme. Dieu sait ce que vous pouvez en faire !

— Je ne partirai pas ! Je m’enfermerai chez moi !

— Il m’est toujours très pénible de casser quelque chose. Néanmoins, je pense que Mme Tremaine n’objectera pas à ce que nous démolissions votre porte, Auguste, Victor et moi… Puis-je rappeler que je vous ai accordé vingt minutes et que vous êtes en train de les user bien futilement ? ajouta-t-il en tirant sa montre.

Adèle comprit qu’elle avait perdu. Au moins cette partie-là. Après tout, dans la maison de Rideauville qu’elle devait à la sotte commisération de Tremaine, elle aurait les mains plus libres pour ourdir de nouveaux complots. Sans compter que les Treize Vents, en la seule compagnie d’une femme offensée, devenaient ennuyeux et qu’il y aurait plaisir à laisser tomber enfin le masque de la cousine affectueuse sous lequel Adèle commençait à étouffer…

En préparant son sac dans lequel prirent place plusieurs objets appartenant à l’ameublement de sa chambre – une petite pendule et deux statuettes de Sèvres – elle pensa qu’il serait agréable de rejoindre son jumeau à Valognes pour un petit séjour et d’y renouer avec son ancien ami Buhot. Un homme plein de ressources dès qu’il s’agissait de nuire ! Et ce fut d’un pas assez allègre qu’elle quitta sa chambre après avoir, à titre de dédommagement, éventré à coups de ciseaux les matelas, les sièges, les coussins et brisé, sur le marbre de la cheminée, les choses fragiles qu’elle ne pouvait emporter. Au moins personne n’en profiterait après elle !

Devant le perron, elle trouva une autre satisfaction en voyant le cabriolet au lieu de la charrette annoncée sans penser un seul instant qu’elle devait ce changement à la capote dont était muni le véhicule et grâce à laquelle Potentin ménagerait ses rhumatismes. Elle y monta en se donnant des mouvements de tête arrogants pour le seul bénéfice du chef des écuries, de Victor et de Lisette accourus au spectacle et elle partit en reine outragée.

Aucun visage n’apparut derrière les rideaux de la chambre d’Agnès. Clémence Bellec s’employait à y coucher la jeune femme transie et à lui prodiguer les soins fervents inspirés par le renvoi d’Adèle. Une fois Agnès installée dans son grand lit et pourvue d’une bouillotte en grès pleine d’eau chaude, elle lui annonça qu’elle allait lui préparer du thé. La jeune femme approuva silencieusement mais comme Clémence allait sortir elle la rappela :

— Clémence !… Avec le thé portez-moi donc un peu de rhum ! Le Dr Annebrun m’en a fait boire tout à l’heure et j’en ai ressenti un grand bien…

La cuisinière se mit à rire :

— Il a eu raison ! Je n’aurais pas osé en proposer à une dame mais il est certain que c’est un bon remède pour qui risque d’avoir pris froid !

Le lendemain, quand Lisette redescendit le plateau à la cuisine, le flacon était vide et Agnès dormait comme une bûche. Elle dormit ainsi jusqu’au soir. Ce long sommeil lui fit du bien et lorsqu’elle rejoignit le bailli pour le souper, après d’abondantes ablutions à l’eau froide, elle accueillit l’annonce du départ de son hôte en pleine possession d’elle-même.

— Ne puis-je vraiment vous garder plus longtemps ? fit-elle avec un regret sincère. Votre présence m’était douce…

— À moi aussi. Cependant, je manquerais à mon devoir de gentilhomme en m’attardant quand le Roi manque si fort de dévouements. Mes amis doivent être en peine de moi.

— J’espérais que vous demeureriez au moins jusqu’à ce que nous soyons fixés sur le sort de Guillaume ?

— L’attente peut être longue et, à Paris, le temps se fait pressant. Cependant, au cas où vous auriez besoin de moi, il vous suffira de m’appeler. J’habite rue de la Corderie numéro 10. C’est, à l’enclos du Temple, une petite maison appartenant à une dame Cormier… Je l’ai noté sur ce billet, ajouta-t-il en tirant de sa poche un papier plié…

— Je m’en souviendrai… si vous promettez de ne pas oublier que les Treize Vents vous sont un vrai foyer dont vous pouvez disposer à votre gré. Pour vous-même… ou pour ceux que vous souhaitez défendre !

— Comment dois-je l’entendre ?

— Bien simplement ! La mer est à nos pieds et, de l’autre côté, c’est l’Angleterre. En outre, mon époux possède des bateaux, en totalité ou en partie… Enfin, à l’exception de quelques têtes chaudes, je crois notre Cotentin sûr et sa population fidèle… comme nous le sommes nous-mêmes et comme cette maison le serait au cas où elle devrait donner asile à…

Par-dessus la nappe, la main du bailli vint se poser sur celle de cette jeune femme qu’il n’avait pas le droit de nommer sa fille mais dont, à cet instant, il était fier :

— N’en dites pas plus !… Je vous entends et vous remercie. Soyez sûre que je n’oublierai pas.

Dans la brume du petit matin et avant qu’il rejoignît son cheval ramené la veille par un palefrenier de Varanville, Agnès, pour la dernière fois, embrassa son père et, en même temps, glissa dans sa poche un objet dont il sentit le poids. Il voulut le ressortir mais elle l’en empêcha :

— Ce ne sont que quelques perles dont je n’ai aucun besoin. En attendant le retour de Guillaume – si Dieu le veut ! – elles pourront vous être utiles pour le service du Roi…

— Votre époux serait peut-être mécontent ?

— Il n’a pas de ces mesquineries ! D’ailleurs, elles sont à moi… Prenez soin de vous !

— Vous aussi, Agnès ! Vous m’êtes… infiniment chère…

Pendant ce temps, au Hameau-Saint-Vaast, Pierre Annebrun et Anne-Marie Lehoussois livraient une bataille acharnée pour sauver Tremaine, employant pour cela toutes les ressources de leur savoir.

Il toussait moins, cependant la fièvre s’acharnait et avec elle les divagations, si ardentes parfois que la vieille sage-femme, cependant habituée aux abîmes de l’âme humaine, quittait la chambre et s’en allait rejoindre Sidonie à la cuisine ou dire son chapelet dans la pièce voisine. Le docteur, lui, les écoutait avec une indignation qui finit, un soir, par éclater :

— Mais enfin, qui est cette Marie qu’il ne cesse d’appeler ?