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— Une amie d’enfance ! marmotta Mlle Anne-Marie sans lever le nez de son tricot.

— Une amie d’enfance à laquelle il fait l’amour à longueur de journée alors qu’il a une femme si merveilleuse ? Et vous êtes au courant à ce que l’on dirait ?

— C’est une vieille histoire, docteur, mais comme toutes ses pareilles elle a la vie dure. Le malheur veut qu’il ait retrouvé cette Marie au bout de trente ans et alors qu’il n’y pensait plus.

— Trente ans ? Elle ne doit plus être toute jeune ?

— Elle doit avoir quinze ans de plus que Mme Tremaine, pourtant on ne s’en douterait guère. Je n’ai jamais vu plus jolie femme…

Le médecin se laissa tomber sur un siège et considéra son malade avec rancune.

— Il y a des hommes qui ont trop de chance ! Je ferais mieux de le laisser mourir… Elle serait moins malheureuse !

— Votre devoir n’est pas de juger mais de soigner. Quant à Agnès, j’ai cru longtemps qu’elle et Guillaume pourraient être heureux bien qu’ils soient si différents mais elle a trop d’exigence, trop de passion aussi pour accepter les aléas de l’existence.

— Une maîtresse vous appelez ça un aléa ?

— Celle-là, oui… Je connais mal vos réactions à vous autres les hommes mais réfléchissez un peu ! Non seulement il la retrouve après un tiers de siècle, plus belle que jamais mais, en outre, devenue sa parente puisqu’elle a épousé son demi-frère et Anglaise de surcroît. Une Anglaise ! Lui qui exècre l’Angleterre ! Comment n’être pas tenté par une éclatante revanche, mis à part les sentiments profonds qui l’attachaient à son souvenir…

— Je vous trouve bien indulgente ! Si j’avais une femme comme la sienne aucune tentation…

— Allons donc ! On voit bien que vous ne connaissez pas lady Tremayne ! La déesse de l’Amour en personne. Et elle l’adore !

— L’adorera-t-elle encore s’il demeure estropié ? Ses jambes sont dans un triste état et je ne peux rien tenter tant qu’il est sous l’empire de la fièvre.

— Que voulez-vous dire ?

— Que s’il vit ce sera peut-être dans une chaise roulante et accroché à des béquilles.

Mlle Lehoussois tira son chapelet et en baisa la croix :

— Que Dieu me pardonne ! Il serait alors plus à plaindre vivant que mort ! Si c’est pour en arriver là laissez-le mourir ! Mieux vaut encore le mettre au linceul !

Dans la nuit qui suivit elle regretta ses paroles. La légère amélioration obtenue à force de soins fut soudain balayée par une terrifiante montée de fièvre contre laquelle tous deux se trouvèrent impuissants. Désespéré, Pierre Annebrun en oubliait sa rancune pour ne plus songer qu’à cette vie en train de lui échapper.

— Je n’y comprends rien ! Il devrait aller mieux… Ou alors il a contracté je ne sais quelle maladie inconnue dans le cloaque dont on l’a tiré…

Sans trop y croire, il opéra une saignée. Aussi rouge que ses cheveux, Guillaume dans les draps qu’il ne cessait de griffer ressemblait à un homard en train de bouillir. Il n’émettait plus que des sons inarticulés évoquant une agonie terrible. Épouvantée, la vieille demoiselle se laissa tomber à genoux au pied du lit, les mains sur les oreilles pour ne plus entendre ce râle qui la déchirait. Et puis soudain tout se tut et le malade, pâlissant à vue d’œil, resta inerte :

— C’est la fin… murmura le médecin en emportant la cuvette à demi pleine de sang…

Pourtant, lorsque le coq chanta, Guillaume ouvrit soudain les yeux…

Dans le champ de son regard il vit les poutres peintes en gris d’un plafond inconnu où la flamme d’une veilleuse animait des ombres. Il se sentait affreusement faible avec l’impression de mariner dans un bain froid tant la transpiration l’inondait mais, au moins, le feu ne brûlait plus sa poitrine endolorie par la toux. Il essaya de tourner la tête sans y réussir. Alors, rassemblant le peu de forces qui lui restaient, il balbutia :

— Soif !… J’ai soif !…

Aussitôt un visage apparut au-dessus de lui. En dépit des larmes qui le défiguraient, il reconnut la vieille Anne-Marie…

— Mon Guillaume !… Tu nous reviens ?… Oh, mon Dieu, soyez béni !…

— Soif !… répéta le malade mais elle était si heureuse qu’elle ne l’entendit pas et courut hors de la chambre en appelant Annebrun et en criant au miracle. Ce fut Sidonie qui apparut la première, en chemise de nuit et camisole, et qui fit boire à Guillaume un peu de tilleul presque froid pris dans la tisanière éteinte placée sur la table de chevet. Un moment plus tard, cependant, la maison bourdonnait d’activité. À la cuisine Mlle Poincheval soufflait à tour de bras sur les braises couvertes de cendres pour ranimer le feu tandis qu’au premier étage, on changeait la chemise, les draps, les oreillers et même les couvertures de Guillaume que la transpiration salvatrice avait trempés. On lui mit une bouillotte aux pieds, on le força à avaler un lait de poule bien chaud ne sachant visiblement qu’imaginer pour l’aider à reprendre pied sur le sol des vivants. Il se laissait faire, bien entendu, mais comprit beaucoup plus tard pourquoi, en le soignant, les deux vieilles filles pleuraient comme des fontaines tandis que le médecin ne cessait de rire et de jurer !

Quand Potentin vint aux nouvelles, il crut tout de bon être tombé chez des fous. Installés à la grande table de la cuisine les gens de la maison festoyaient en parlant tous à la fois. Il dut crier pour manifester un étonnement scandalisé :

— Qu’est-ce que vous faites là ? Est-ce que Monsieur Guillaume n’a plus besoin de vous ?

— Il dort comme une souche, votre Monsieur Guillaume, lui lança le médecin et nous avons bien mérité de prendre un peu de bon temps ! Venez vous asseoir avec nous, mangez et buvez ! Cette nuit, nous avons tous gagné !…

— Il est… guéri ?

— Pas tout à fait. Il y a encore pas mal de choses à réparer mais il vivra, ça j’en réponds !

Ce fut au tour de Potentin de pleurer et de se réjouir mais, s’il accepta volontiers le jambon, le café, la terrine, la goutte et les galettes qu’on lui offrait, il ne s’attarda pas. Il avait hâte de rentrer aux Treize Vents pour y porter la bonne nouvelle. C’en était fini des jours tristes et de l’atmosphère morose ! Il allait bien falloir que Mme Tremaine fasse amende honorable et qu’elle accueille à nouveau avec honneur son époux revenu des portes de la mort ! Et puis, tout à l’heure, lui, Potentin, irait à Varanville d’où, peut-être, il pourrait enfin ramener la petite Élisabeth. Sans son père et elle, la maison n’avait plus d’âme ainsi que Clémence et lui-même le déploraient pendant ces soirs d’hiver passés sous le manteau de l’âtre, dans la grande cuisine vide, à écouter hurler le vent… Ah ! la bonne vie que l’on allait avoir de nouveau en dépit des grises rumeurs du dehors !… Il s’en frottait les mains de bonheur, le brave Potentin en talonnant son cheval.

Sa nouvelle, il la brailla de toute sa voix à ceux de l’écurie, au jeune valet Victor et à Lisette attirés par le galop du cheval en ajoutant qu’il fallait prévenir à la ferme, puis à Clémence Bellec tirée de son antre par ses rugissements heureux. Seule, Agnès ne parut pas et Potentin qui pensait la voir accourir sur le perron et fut tout surpris :

— Est-ce que Madame Agnès est sortie ?

— Que non ! répondit Clémence, elle est à sa toilette. Je crois qu’elle a dans l’idée de se rendre chez Mme la baronne à Varanville…

— C’est moi qui vais y aller ! Je veux être le premier à leur donner cette joie. Va dire à Madame que je monte chez elle, Lisette ! Mais n’ajoute rien d’autre, pas vrai ?

— Ayez crainte, Monsieur Potentin ! Je ne veux pas vous ôter votre plaisir…