Si Potentin s’attendait qu’Agnès lui tombe dans les bras pour mêler ses larmes de bonheur aux siennes, il fut déçu. La jeune femme l’écouta gravement sans qu’il fût possible de discerner la moindre étincelle de joie dans ses yeux nuageux. Quand Potentin annonça que le Dr Annebrun répondait désormais de son malade, elle fit un rapide signe de croix puis alla s’agenouiller sur un prie-Dieu couvert de velours vert et placé dans une encoignure de sa chambre devant une Vierge à l’Enfant, œuvre d’un peintre italien de la Renaissance et que Guillaume avait dénichée dans une vente à Bayeux. Pendant quelques minutes, Agnès pria sans que Potentin osât bouger. Il attendait tout simplement…
Pourtant, lorsqu’elle se releva, Mme Tremaine parut surprise de le voir encore là :
— Y a-t-il encore quelque chose ?
— Oui, Madame, excusez-moi ! Je voulais vous dire aussi que je voudrais annoncer la bonne nouvelle à ceux de Varanville. Lisette m’a dit que vous aviez projeté de vous y rendre…
— Sans doute mais j’ai changé d’avis. Puisque vous le souhaitez, allez-y donc ! Bien sûr, vous saluerez affectueusement de ma part le baron et la baronne. Et puis vous embrasserez ma fille.
Le tout d’un ton si paisible que le vieil homme s’en trouva désarçonné. Cependant, il tenait à achever son propos :
— Puis-je dire à Béline qu’elle se prépare à rentrer avec notre petite Élisabeth ? La maison est si triste sans elle !…
— J’en ai conscience, Potentin, mais je pense qu’il vaut mieux la laisser encore quelque temps auprès de son « jumeau ». Elle nous harcèlerait pour être conduite au Hameau-Saint-Vaast et serait une gêne pour le docteur. Tant que son père ne sera pas convalescent, elle sera plus heureuse là-bas…
La réplique partit d’elle-même :
— Et vous, Madame Agnès, êtes-vous plus heureuse sans elle ?
L’entrée de Jeanne Coulomb, la nourrice, portant le petit Adam qui approchait de son année dispensa la jeune femme de répondre. Agnès, soudain très souriante, tendit les bras pour recevoir son fils.
— Mon amour ! Comment allons-nous ce matin ?
— Pas très bien, Madame. Ses dents le tourmentent et il ne cesse de pleurer.
En effet le bébé, qui faisait preuve habituellement d’un naturel aimable et plutôt accommodant, restait niché contre le cou de Jeanne, un pouce coincé dans sa petite bouche. De grosses larmes roulaient sur sa frimousse. C’était d’ordinaire une joie pour sa mère de les lui essuyer et de le cajoler mais cette fois, elle ne réussit même pas à le prendre. Lorsqu’elle voulut l’embrasser, il tourna la tête de l’autre côté, se cramponna fermement au cou de sa nourrice et se mit à hurler. Agnès alors insista :
— Viens avec Maman, mon petit chéri !…
Même tentative, même résultat. Les fins sourcils de Mme Tremaine se froncèrent :
— Qu’est-ce qu’il a ? lança-t-elle d’un ton presque accusateur. C’est la première fois qu’il refuse que je le prenne ? Il se calme toujours quand je le tiens dans mes bras ? Et aujourd’hui…
— Il doit faire un caprice, Madame ! Il est grognon depuis ce matin. Il doit avoir mal aux dents, le pauvre chaton…
— Pourquoi ne lui avez-vous pas donné de la racine de guimauve ?
— C’est que… nous n’en avons plus. Je pensais qu’il en restait un morceau mais le pot est vide…
— Vous auriez pu vous en apercevoir plus tôt ! C’est inconcevable !… Vous savez que Potentin descend chaque matin à Saint-Vaast, il vous en aurait rapporté…
Elle marchait nerveusement à travers la pièce, les bras serrés sur sa poitrine, profondément humiliée d’être repoussée par son fils devant le vieux serviteur alors qu’il venait de lui reprocher de se désintéresser de sa fille… La nourrice tenta de se défendre :
— Je ne le savais pas encore ! Monsieur Potentin part toujours si tôt… Et moi je ne me permettrais pas de lui donner un ordre…
Elle pleurait presque à présent tandis que l’enfant criait de plus en plus, ce qui acheva d’exaspérer Agnès.
— Quelle histoire pour un bout de racine ! Il va y retourner, voilà tout !
Le ton était si désinvolte que Potentin devint tout rouge :
— Avec votre permission, Madame, je vais à Varanville, fit-il avec une dignité un rien sévère. Pour la guimauve, Victor ou l’un des palefreniers feront aussi bien l’affaire !
Ayant dit, il salua gravement et sortit la tête haute en s’efforçant de ne pas perdre un pouce de sa taille. Il était très déçu, atteint même dans l’estime légèrement apitoyée qu’il portait à l’épouse de Guillaume. Il ne l’avait pas tout à fait condamnée quand elle avait chassé son mari parce qu’il la voyait malheureuse, blessée, meurtrie mais, après l’épreuve que tous venaient de subir, il ne comprenait pas qu’elle pût garder un cœur fermé sur une rancune aussi tenace. Peut-être espérait-elle, après tout, qu’il allait mourir ? À la façon dont elle avait reçu sa belle nouvelle ronde et fraîche comme la première primevère après le temps d’hiver, il semblerait bien que ce soit ça ! Peut-être même qu’elle le haïssait ? En ce cas, ce printemps ne ferait pousser aux Treize Vents que des herbes amères et mieux valait, en effet, pour la fille de Guillaume, demeurer entre son ami Alexandre, le chaud sourire de Mme Rose et les gâteries de Marie Gohel.
Une fois remonté sur son cheval, Potentin partit à fond de train comme un qui s’enfuit. Il était talonné par la hâte de voir des visages heureux, d’entendre des cris de joie, de rejoindre enfin des gens qui savaient aimer vraiment…
Tandis qu’il courait, Agnès s’enferma dans sa chambre en défendant qu’on la dérange sous quelque prétexte que ce soit… Elle savait que Pierre Annebrun ne l’appellerait pas et, même dans ce cas, il ne pouvait être question pour elle d’aller voir Guillaume. Ce dont elle avait besoin c’était de réfléchir et seul le silence, en tête à tête avec elle-même, pouvait lui porter conseil.
Durant des heures – tout le jour et toute la nuit ! – elle resta étendue sur une chaise longue, enveloppée d’une douillette et ranimant elle-même le feu sans permettre que l’on entrât. Les temps qui s’annonçaient – puisque Guillaume vivrait ! – se montraient lourds d’incertitudes. Il y avait cette femme qu’il aimait, cette Marie demeurée accrochée, contre vents et marées, à son carré de terre au bord de l’Olonde et qui semblait décidée à n’en pas bouger. Tant qu’elle serait là, les Treize Vents resteraient sous la pire des menaces : celle de la voir venir un jour et y pénétrer en triomphatrice auprès du maître après en avoir chassé tout autre qu’elle-même et son bâtard ! N’importe quoi plutôt que ça !
La conclusion s’imposait d’elle-même : il fallait obliger cette Tremayne à s’en aller pour ne plus revenir et si elle s’obstinait : l’éliminer. De quelque façon que soit !… S’en débarrasser à jamais même s’il fallait payer cette délivrance par des nuits hantées et par l’éternelle damnation au bout du chemin. Il n’y avait pas assez de place au monde pour l’épouse et la toute-puissante maîtresse de Guillaume !
Au petit matin, la chambre était froide, le feu éteint, la provision de bois épuisée, Agnès aussi mais elle avait arrêté une ligne de conduite.
Lorsque appelée par la sonnette Lisette fit son apparition, sa maîtresse lui ordonna avant toute autre chose d’appeler Victor. Ensuite elle pourrait rallumer, aller chercher un plateau de déjeuner et faire chauffer un bain. Au jeune valet, elle demanda de se rendre à Nerville et d’en ramener Gabriel toutes affaires cessantes. Celui objecta :
— C’est que je ne suis pas très bon cavalier. L’un des palefreniers, Simon, par exemple, serait plus indiqué :