— Et on l’a laissé partir ? Il est populaire cependant ?
— Disons que le Roi a tout fait pour le garder. L’Assemblée aussi : la loi du 20 mars restitue même au grade d’amiral son ancienne splendeur mais Bougainville a refusé. Tu devrais savoir tout ça ? Félix de Varanville qui a quitté lui aussi la Royale ne t’a rien raconté ?
— Il n’y a pas de sa faute, fit Tremaine avec amertume. Tu as vu dans quel état j’étais ? Va donc parler politique à une espèce de cadavre plus ou moins délirant ?… Ainsi tu vas voir comment est le printemps près de Granville ? Si cela ne t’allonge pas trop tu pourrais peut-être passer dire un mot à Vaumartin. Lui aussi doit me croire mort et j’aimerais savoir où en sont nos affaires.
— J’irai ! promit Ingoult débordant de bonne volonté. Cela ne me dérangera pas du tout puisque je prendrai la malle-poste à Granville…
Volubile à son habitude il s’aperçut soudain qu’il en avait trop dit et vira au rouge brique.
— La malle-poste pour où ? ironisa Tremaine. Tu n’aurais pas dans l’idée d’aller faire un tour à Paris… au cas où certaine déesse des Fleurs ne serait pas en train de visiter ses terres normandes ?… Toujours amoureux de la belle Flore à ce que je vois ?…
L’avocat haussa les épaules et plissa les lèvres en un petit sourire désabusé :
— Sans aucun espoir, je t’assure ! Mais tu sais aussi bien que moi que l’on ne peut pas grand-chose contre ses sentiments.
— C’est sans doute la raison pour laquelle tu me conseilles d’oublier Marie ? En tout cas merci d’être allé là-bas. Potentin n’aurait pas pu s’y rendre sans indisposer ma femme. C’était facile pour lui quand on me cherchait un peu partout mais à présent elle le surveille.
— … et comme elle ne m’aime pas, tu as eu raison de me faire prévenir par Varanville. Bon !… Eh bien à présent, je m’en vais mais, sois tranquille, je reviendrai. Dépêche-toi de guérir !
Le souhait fit grimacer Guillaume coulé dans un lit dont il savait qu’il ne pourrait en sortir avant au moins deux mois. Guérir ? Il ne demandait pas mieux ! Dehors il faisait beau. Par-dessus les feuilles neuves des arbres de la cour, le ciel montrait un œil bleu. Dans la chambre, une flaque de soleil éclaboussait le parquet ciré rappelant à Tremaine certain jour d’été aux Hauvenières où Marie-Douce et lui regardaient voler les mouches dans le poudroiement doré passant entre les rideaux de leur chambre. Où était-elle à cette heure, sa bien-aimée ?
Qu’est-ce qui avait bien pu la décider à quitter sa maison où elle voulait vivre dans la seule chaleur de leur amour ? En envoyant Joseph, il espérait tant recevoir l’écho de sa joie ! Au lieu de ce bonheur, de cet encouragement, le silence, l’absence et la pensée déchirante qu’avant longtemps il lui serait impossible de courir à sa recherche… Et encore ! À condition que l’opération soit pleinement réussie !
Lorsque, la maladie enfin chassée, il émergea dans le monde des vivants avec une merveilleuse impression de délivrance et le goût de la vie qui revenait avec chaque respiration claire, chaque bouchée de nourriture, Pierre Annebrun ne lui avait guère laissé le temps de savourer avant de poser un autre problème : celui de ses jambes.
— Elles sont mal réparées, lui dit-il un matin où il aidait Mlle Lehoussois à lui faire sa toilette. Je ne pouvais rien faire tant que vous étiez malade : vous étiez trop faible !
— Les forces me reviennent presque d’heure en heure grâce à vos soins à tous les deux. Sans compter la cuisine de Sidonie bien sûr ! Alors si vous pouvez arranger ça aussi…
— Grâce à l’argile dont la fille vous a enduit, le pire a été évité, cependant…
— C’était quoi le pire ?
— Ne m’obligez pas à vous le dire, vous le savez très bien. Dans l’état actuel des choses j’ai profité de votre inconscience pour vider une poche de pus qui se formait mais cela n’empêche que les os sont mal soudés…
— Je sais ça ! Quand j’ai essayé de mettre les pieds sur terre ça a été horrible ! J’ai cru que je ne pourrais jamais remarcher…
Le docteur considéra gravement l’étroit visage si profondément creusé à présent mais dont la peau perdait sa teinte grisâtre pour retrouver la coloration brun-rouge devenue naturelle après quarante années de vie près de la mer, sous les neiges du Canada, les soleils des Indes et les vents des océans :
— Il se peut que vous restiez infirme. La seule chance est une opération – ou plutôt deux opérations difficiles et douloureuses dont je ne peux garantir la réussite…
Un silence soudain, pesant, épais dont même le froissement de la mer toute proche ne put vaincre la densité. Tremaine semblait pétrifié. Les yeux clos il avait l’air frappé à mort mais, soudain, une larme, une seule, glissa le long de son grand nez…
— Infirme !… gronda-t-il sourdement. Non… non ! Tout mais pas ça ! Brusquement il rouvrit les yeux dardant leur double flamme sur le médecin : Y a-t-il une chance… une seule… pour que vous y arriviez ?
— Plusieurs heureusement mais vous allez beaucoup souffrir.
— Ce ne sera pas pire que ce que j’ai enduré dans mon marécage.
— Il faudra que je recasse vos os…
Une sorte de fureur sacrée s’empara de Guillaume. Rouge vif, il hurla :
— Qu’est-ce que vous attendez ? Cassez, bon Dieu, et qu’on n’en parle plus !
— Ne vous agitez pas ! J’étais certain que vous accepteriez. Continuez à reprendre des forces. Moi je vais m’assurer le concours de quelques gars solides pour vous immobiliser. Si tout va bien nous ferons ça après-demain.
— Alors n’oubliez pas Potentin ! Il n’est plus jeune sans doute mais il est encore robuste et il ne vous pardonnerait jamais de le tenir à l’écart !
Potentin était là et aussi tout le hameau et même quelques-uns de Saint-Vaast et de Rideauville. Plantés dans la cour, le nez en l’air et bouche bée, ils guettaient les cris que la souffrance ne pouvait manquer d’arracher au patient et tentaient d’imaginer ce qui se passait dans cette pièce aux fenêtres large ouvertes pour que la lumière entre à plein… Certains hommes, qui avaient fait les guerres ou navigué au loin, causaient à voix basse, évoquant des souvenirs glanés sur des champs de bataille ou dans des postes d’ambulance. Les autres tendaient l’oreille pour saisir des bribes de leurs propos ; quelques femmes priaient. Quant à Sidonie Poincheval, elle restait enfermée dans sa cuisine. La tête dans son tablier et les mains sur les oreilles elle essayait de se faire aussi sourde que possible…
Si les amateurs de sensations fortes furent un peu déçus, en revanche, tous conçurent un surcroît d’estime pour un homme d’un tel courage. En effet on n’entendit pas grand-chose. Pourtant – et en dépit d’une solide dose d’opium et d’un manche de fouet coincé entre ses dents –, Tremaine, écartelé sur une table par les poignes de Michel Quentin et de trois marins-pêcheurs, aux muscles vigoureux et au cœur bien accroché, attelés à ses épaules et à ses cuisses, endura son martyre avec un stoïcisme de vrai croyant. Il se rappelait les histoires racontées jadis par son ami Konoka sur les tortures infligées chez les Iroquois et qu’un guerrier digne de ce nom se devait de subir sans émettre une plainte. Lui se permit tout juste deux ou trois râles très brefs jusqu’à ce que la douleur eût raison de lui et le plongeât dans une bienheureuse inconscience dont le chirurgien se hâta de profiter.
Un peu en retrait, Potentin se tenait debout, adossé au mur, et son visage de vieux pirate au nez cassé était effrayant à voir tant il reflétait celui du supplicié. Il savait bien que cette horreur était la seule chance que possédât Guillaume de retrouver l’usage de ses jambes pour le reste de ses jours mais il eût donné avec joie sa propre chair pour lui épargner un tel calvaire. La sueur coulait de son front, le long de son échine et il n’osait même pas regarder la vieille Anne-Marie, près de la table aux instruments, fantôme habillé de blancheur dont seules les mains actives semblaient vivre, prêtes à passer une pince ou un tampon de charpie, et les yeux attentifs mais lourds de larmes retenues.