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Quand le dernier point de suture eut été posé et que les jambes, soigneusement bandées, eurent été placées dans des éclisses formant gouttières au bout desquelles on attacherait des poids cordés pour opérer la traction nécessaire, que le chirurgien eut peint avec de la colle de bateau les côtés des bandages pour maintenir l’appareil puis se fut redressé en s’épongeant le front à son bras nu, annonçant que c’était fini, elle eut un petit soupir et tomba évanouie avec une sorte de grâce tandis que Potentin oubliant sa dignité quasi proverbiale se laissait lui aussi glisser au bas de son mur et que les quatre assistants bénévoles s’étiraient longuement et se massaient les reins en réclamant un remontant énergique.

— Allez dire à Sidonie qu’elle apporte du rhum pour tout le monde, fit Annebrun déjà agenouillé auprès de Mlle Lehoussois pour lui appliquer quelques claques. Puis vous m’aiderez à porter M. Tremaine dans son lit. Ensuite on mangera tous un morceau. On l’a bien mérité parce que je crois qu’on a fait du bon travail.

— Jamais rien vu de pareil ! souffla Michel Quentin. Vous pensez qu’il pourra marcher de nouveau ?

— Je l’espère. Peut-être même monter à cheval. Cependant je crois qu’il aura une jambe plus courte que l’autre.

— Boiteux ? gémit la vieille demoiselle tout juste revenue de sa syncope. Oh, mon Dieu ! Il va être si…

— Eh bien quoi ? coupa Pierre Annebrun s’abandonnant avec délices à une indignation qui lui détendait les nerfs. Une canne vaut mieux, j’imagine, que des béquilles ou une chaise roulante ? Il pourra même s’en tirer avec un talon de botte plus haut que l’autre. En vérité vous n’êtes jamais contents dans cette famille !

Sans répondre, elle prit l’une des mains qu’il était occupé à savonner et y posa ses lèvres avec une humilité qui toucha le médecin. Aussitôt il se radoucit.

— Vous êtes à bout, ma pauvre amie. Voilà des jours que vous ne quittez pas cette maison. Rentrez chez vous ! Sidonie et moi nous relaierons pour veiller cette nuit.

— Avec votre permission, Monsieur, ce sera moi, fit Potentin que l’on avait un peu oublié, je vais monter dire à Mme Tremaine que je m’installe auprès de M. Guillaume. Les Treize Vents peuvent se passer de moi et vous avez besoin d’aide…

Le soir même il revenait avec, dans une charrette, un lit de camp, un sac de voyage contenant ses effets, un panier plein de bouteilles de Champagne, un jeu d’échecs et la demi-douzaine de volumes renfermant les Mémoires de M. de Saint-Simon.

— Si je vous ai bien compris, expliqua-t-il au Dr Annebrun, M. Guillaume aura largement le temps de les lire.

— Absolument ! Vous avez expliqué à Mme Tremaine que j’espère lui rendre dans quelques semaines un époux assez bien réparé ?

— Oui, docteur, et elle vous en est bien reconnaissante. C’est même elle qui m’a ordonné de vous porter ce vin : elle dit que vous l’aimez…

— C’est aimable à elle et je la remercierai quand elle viendra. Car elle va venir, je pense ?…

— Elle n’en a rien dit mais… sans doute ! Notre M. Guillaume a retrouvé figure humaine et le délire n’est plus à craindre, j’imagine ? hasarda le majordome dûment renseigné sur la nature des divagations de Tremaine.

— À moins d’une infection, c’est exclu. Notre patient jouit d’une constitution exceptionnelle. En outre, le voisinage immédiat de la mer favorise les cicatrisations. Évidemment la nuit qui vient sera pénible et aussi les deux ou trois jours suivants. Ensuite… eh bien, disons que les visites seront bienvenues !

Cependant Agnès ne vint pas…

Une semaine passa. Une autre ensuite sans que la jeune femme fît son apparition au Hameau-Saint-Vaast. C’était Victor, à présent, qui venait aux nouvelles, remportant chaque matin un bulletin meilleur que celui de la veille. Guillaume lisait, jouait aux échecs avec un Potentin devenu aussi hermétique qu’un moine bouddhiste. Il recevait aussi des visites, il en venait d’un peu partout, même de Valognes où cependant la vie se faisait chaque jour un peu moins agréable, où l’on hésitait à quitter les demeures urbaines, comme on le faisait habituellement après Pâques pour s’installer dans les châteaux d’alentour tant on craignait de retrouver les hôtels cambriolés sinon pillés. Une Garde Nationale particulièrement susceptible, ainsi que Mme du Mesnildot en fit le récit, régnait sur le « Versailles normand », allant jusqu’à obliger le nouveau maire, Revel un ancien marin et ses adjoints à dénoncer à l’accusateur public – il y en avait un désormais ! – l’abbé Cauvin coupable d’avoir refusé de bénir ladite garde où se regroupaient beaucoup de jeunes énergumènes bien décidés à user largement de leur popularité et à mener l’existence la plus tapageuse possible.

— Il faut vraiment que nous vous aimions pour nous être transportées jusqu’ici, expliqua la belle Jeanne venue d’ailleurs en compagnie de sa fille Charlotte, jolie personne de dix-sept ans à la chevelure fauve, au teint très blanc et aux yeux câlins, mariée depuis 1789 à ce M. Le Tellier de Vaubadon rencontré par Tremaine et Varanville lors du fameux souper chez les Mesnildot, qui changea leur destin du tout au tout : Savez-vous que notre petite ville est en train de devenir une cité de femmes et de vieillards ?

— Pensez-vous donc vous débarrasser de vos époux ? fit Guillaume avec un sourire moqueur.

— Certes pas ! Cependant la sagesse et l’honneur commandent. La Révolution gagne du terrain. En outre, le prince de Condé a quitté Turin pour Worms où l’on dit qu’il rassemble tous ceux qui souhaitent combattre pour la Monarchie en danger. Mon époux et celui de ma fille ne vont pas tarder à émigrer.

— Pour se battre ?

La surprise de Tremaine était sincère : aucun de ces deux hommes fort attachés à une vie douillette ne semblait taillé pour l’héroïsme.

— Sans doute mais ils passeront d’abord en Angleterre… et à ce propos, nous aimerions savoir quelles possibilités d’embarquement ils pourraient trouver ici. Vous possédez des bateaux…

Ainsi donc la raison d’une si aimable visite montrait le bout de son nez. Guillaume, le front rembruni, hocha la tête :

— Mes deux goélettes Agnès et Élisabeth naviguent quelque part du côté de la Martinique ou de la Guadeloupe et je ne sais même pas si elles parviendront à revenir un jour. J’en ai une troisième en construction, dont j’ignore si on l’achèvera faute de bois de qualité. Quant aux barques de pêche, elles n’osent plus guère sortir à cause des corsaires anglais apparemment décidés à s’installer dans les îles Saint-Marcouf sans que quiconque lève le petit doigt pour les en empêcher. Voilà des années que l’on réclame un armement solide pour la Hougue et Tatihou sans obtenir de résultat. Je conseillerais plutôt à ces messieurs Cherbourg et surtout Granville d’où il est aisé de gagner Jersey.

— Mais puisqu’ils veulent aller chez les Anglais, pourquoi ne pas les conduire directement à Saint-Marcouf ? Ce serait l’idéal…

Guillaume se fit sévère :

— Ils n’y sont pas encore installés ! En outre vous ne trouverez aucun marin de Saint-Vaast qui accepte d’aborder chez ces gens-là ! Votre mari devrait se souvenir que vous êtes la petite-nièce de M. de Tourville et que l’an prochain il y aura cent ans que les canons et les brûlots anglais ont détruit ses navires venus chercher refuge ici… Donc, oubliez Saint-Vaast ! Mais, n’émigrerez vous pas avec ces messieurs ?