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L’ironie du destin voulait, en effet, que Marie-Douce, restée au pays après la perte de la Nouvelle-France, eût épousé le demi-frère de Guillaume, Richard Tremaine, le traître de l’anse au Foulon, que sa vilenie et les services rendus par la suite aux nouveaux maîtres britanniques transformèrent en sir Richard Tremayne, heureusement défunt depuis quelques années. La haine que lui vouait Guillaume – comme d’ailleurs à l’Angleterre tout entière ! – s’en trouvait à peine amoindrie et le triomphe de reprendre à ce mort détesté la femme dont il avait sans doute été très fier décuplait en lui les joies de l’amour comblé.

À présent Marie-Douce habitait Londres avec sa mère et ses deux enfants. Sa présence à Granville, dans les bureaux de M. Bretel de Vaumartin, l’armateur et grand ami de Tremaine, certain jour de septembre 1787 s’expliquait par un héritage échu à sa mère, Mme Vergor du Chambon qui envoyait sa fille en prendre possession.

Le rôle de l’armateur granvillais devait se limiter, en cette occasion, à celui de guide amical dans les méandres des études notariales du Cotentin. En fait, ce fut Tremaine qui, avec une joie profonde, s’occupa des affaires de la bien-aimée retrouvée.

L’héritage de Mme Vergor du Chambon se situait sur la côte Ouest, au bord de la rivière Olonde et sur les arrières du havre de Port-Bail qui offrait, avec Carteret, le port d’embarquement le plus proche pour l’île anglaise de Jersey. L’idée première était de vendre ce legs mais dès qu’elle la vit, la maison plut à Marie-Douce. Ce n’était pas une ferme, moins encore un château, tout juste ce que l’on appelait « une gentilhommière de cadet ». Une construction simple, longue et basse, bien abritée sous un grand toit de schiste et qui limitait entre ses murs et la rivière un ravissant jardin – fouillis bien fait pour séduire la jeune femme. Guillaume n’eut pas de peine à la convaincre de la garder en dépit des directives de l’héritière qui comptait bien sur le produit de la vente mais la solution était simple.

— Tu déclares que tu veux la conserver et tu en donnes le prix à ta mère, conseilla-t-il.

— C’est que… je ne suis pas aussi riche que tu pourrais le croire. Richard était très dépensier et si nous pouvons mener encore un train convenable, c’est à ma mère que nous le devons. Elle s’y entend en matière de finances et elle a su faire fructifier ce que mon époux nous a laissé. Seulement, elle garde dessus un œil… attentif.

Guillaume se mit à rire.

— Pour autant que je m’en souviens elle n’a pas changé ! De toute façon, vous n’en tireriez pas un bon prix : ce n’est pas un domaine ; simplement un jardin, un bout de rivière et un verger, cela ne vaut pas grand-chose dans cette région plutôt sauvage mais tu n’auras pas de soucis avec ta mère : je la ferai acheter à ton nom par Vaumartin et plus cher qu’elle ne vaut.

— Tu crois qu’elle ne posera pas de questions ? Elle sait bien que je n’ai pas beaucoup d’argent.

— On lui cachera la vérité. Vaumartin est un galant homme. Il a senti que tu tenais à cette maison et n’en ayant pas l’usage il te la prête, te la loue ou tout ce que tu voudras mais en réalité elle t’appartiendra. Et c’est moi qui l’entretiendrai.

— Pourquoi agirais-tu ainsi ?

Les beaux yeux couleur de mer s’embuaient. Guillaume prit la jeune femme dans ses bras :

— Pour avoir un endroit où te retrouver, ma douce ! Je ne veux pas te perdre de nouveau, et si tu gardes les Hauvenières je peux espérer que tu y viendras de temps en temps. Puisque, malheureusement, je ne peux t’emmener chez moi et déclarer notre amour à la face du ciel…

— J’ai appris que, dans la vie, il ne faut pas en demander trop. C’est déjà tellement inouï, tellement merveilleux d’être à nouveau réunis ! En quelques jours, tu m’as donné plus de bonheur qu’en trente ans d’existence mais ce bonheur est fragile. Il faut le cacher, le préserver. Je crois que nous aurions peine à trouver un endroit plus charmant…

— Alors, tu acceptes ?

— Comment veux-tu que j’aie le courage de refuser ? Même si nous sommes séparés par quelques lieues, nous foulerons la même terre.

L’affaire fut vite réglée. Pour inaugurer la nouvelle demeure Marie et Guillaume s’y aimèrent pendant quarante-huit heures avant de gagner Cherbourg où Ingoult trouva pour la jeune femme un passage pour l’Angleterre. En effet le commerce, en dépit de relations tendues, ne perdait pas ses droits et il était toujours possible de s’embarquer sur un navire marchand, voire sur un corsaire. Le choix de Cherbourg arrangeait d’ailleurs parfaitement les deux amants, le port étant plus proche de Port-Bail que Granville, ce qui réduisait de beaucoup la traversée, presque toujours éprouvante.

Cette traversée, Marie-Douce l’effectua quatre fois au cours des deux années écoulées depuis leur rencontre. Elle venait aux beaux jours, Guillaume s’opposant formellement à ce qu’elle risquât sa vie sur la Manche aux mauvaises saisons. Chaque fois, elle restait un peu plus d’une semaine, une douce et ardente semaine pour les deux amants dont la séparation exaltait la passion, puis elle repartait et, avant de rentrer chez lui, Guillaume passait une nuit solitaire dans la maison où s’attardaient son parfum, l’égrènement joyeux de son rire et sa douce présence. Il avait besoin de cette trêve pour reprendre le chemin des Treize Vents le front serein.

Naturellement, lady Tremayne venait seule. Sans peine aucune d’ailleurs. Ses deux enfants, Édouard et Lorna, âgés respectivement de seize et quinze ans, préférant de beaucoup accompagner leur grand-mère aux eaux de Bath où se retrouvait toute la société anglaise. Quant à Mme du Chambon, si elle ne voyait aucun inconvénient à la lubie cotentinoise de sa fille – encore qu’elle la mît sur le compte d’une folie passagère qui ne durerait point –, elle ne tenait nullement à se jeter au péril d’une mer qu’elle détestait pour aller en apprécier le charme. Fort heureusement car le charme en question eût trop pâti de sa présence. Et le bonheur de Tremaine plus encore car, bien sûr, elle ignorait tout de leurs retrouvailles.

Avec le bel égoïsme d’un homme amoureux, Guillaume pensait à tout cela tandis que l’abbé de La Chesnier procédait au baptême d’Adam-Joseph-Florian Tremaine à grand renfort d’huile, de sel et d’eau lustrale que le bébé reçut d’ailleurs avec la dignité réprobatrice d’une âme forte. L’usage eût voulu que l’on ajoutât à ses noms celui de ses grands-pères mais Tremaine savait bien que le comte de Nerville n’était qu’un aïeul putatif et, ignorant comme Agnès elle-même le patronyme de son vrai beau-père, il préféra, pour ne pas blesser sa femme, garder celui du bon docteur québécois pour un autre fils s’il plaisait à Dieu de le lui accorder.

Il se demandait même si ce ne serait pas une bonne chose de le mettre en train quelque jour prochain. La venue d’Adam épanouissait Agnès plus encore que l’arrivée d’Élisabeth et il trouvait un plaisir d’esthète à la contempler tandis qu’elle couvait l’enfant d’un regard plein d’amour et de fierté. Le bonheur irradiait ses grands yeux et son clair visage. En vérité, sa beauté rayonnait sous les voûtes basses et grises de la vieille église, doucement animée par la flamme dorée des cierges. Et Guillaume eut conscience de l’aimer presque autant qu’il aimait sa maîtresse quoique de façon différente. Elle lui était infiniment chère, précieuse et la seule idée qu’elle pût être malheureuse lui était intolérable car il savait la capacité de souffrance qu’elle gardait au fond du cœur. En outre, elle l’impressionnait un peu à présent, cette fille de grand lignage devenue son épouse à lui, le petit-fils du saulnier de Saint-Vaast-la-Hougue. De par sa naissance elle aurait pu prétendre à un titre de duchesse et elle n’était même pas châtelaine, les Treize Vents n’ayant jamais visé les fastes seigneuriaux même si la maison était grande, élégante et d’assez noble apparence. Un joli manoir tout au plus auquel Agnès, parfaite maîtresse de maison et hôtesse affable, savait donner le ton inimitable des demeures aristocratiques. En résumé, il en était extrêmement fier.