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— Apportez-moi du café très fort ! Avec deux tasses ! j’en prendrais bien un peu moi aussi…

Ayant dit, il referma la porte et s’y adossa sans plus bouger. Cependant, Agnès reculait comme s’il la menaçait. Le cœur du médecin se serra en la voyant si pitoyable et cependant si belle, la masse noire de ses cheveux en désordre croulant sur ses épaules, son regard brumeux ayant l’air de flotter. Elle portait l’un de ces négligés qu’elle affectionnait depuis la naissance d’Élisabeth, un « aristote » de soie bleu de lin dont la nuance tendre se reflétait dans ses yeux. Son corps élégant s’y mouvait avec une grâce exquise bien que, visiblement, elle titubât…

— Vous êtes ivre, constata le médecin. Cette pièce empeste le rhum !

Il courut aux fenêtres, tira les rideaux et ouvrit largement les vantaux vitrés. Le vent de la nuit entra, chargé d’humidité.

— Pourquoi faites-vous ça ? fit Agnès en tanguant vers sa table de chevet où un verre vide était posé auprès d’une bouteille à moitié pleine. Vous n’avez pas… peur que j’aie froid ?… Au fond… c’est une bonne idée ! Quelle chaleur ici !

Elle dénoua un des rubans qui fermaient sa robe et le décolleté en s’élargissant découvrit ses épaules et la naissance de ses seins. En même temps, elle soulevait sa chevelure comme si le poids lui en était pénible. Mais quand elle se saisit du flacon, Annebrun la rejoignit et le lui arracha :

— Est-ce que vous ne savez pas que vous êtes en train de vous détruire ?…

Elle eut un haussement d’épaules et se laissa tomber sur son lit les bras en croix :

— Qu’est-ce que ça… peut bien vous faire ?

— Plus que vous ne pensez ! Vous êtes jeune… belle ! C’est un crime plus encore qu’une honte. Depuis quand buvez-vous ?

— Depuis que je suis allée voir… mon cher mari ! C’est vous qui… hic !… qui m’avez donné du rhum… Vous vous souvenez ?

— Bien sûr ! Vous en aviez besoin, ce soir-là, mais je ne pensais pas que vous en prendriez l’habitude.

— C’était… tellement bon ! soupira-t-elle. Et je me suis sentie tellement mieux après ! Je… je n’avais plus froid… plus vraiment mal… j’étais… moins malheureuse… Seulement ça n’a pas duré.

Un grattement annonça le retour de Clémence portant un grand plateau garni d’une cafetière d’argent et de deux tasses. À son regard inquiet, Annebrun répondit par un sourire un peu vague :

— Ça va aller, j’en suis certain. Il est bien fort ?

— La petite cuillère devrait tenir debout dedans… Voulez-vous que je vous aide à faire boire Madame Agnès ?

— J’espère bien qu’elle va boire toute seule !… Allez vous reposer, madame Bellec ! Je saurai bien retrouver mon chemin sans vous et nous en avons peut-être encore pour un petit moment…

— Ne vous tourmentez pas pour moi, docteur ! Je ferai un somme dans ma cuisine en vous attendant…

En dépit de ses protestations, Annebrun réussit à faire avaler trois tasses de café à l’apprentie pocharde. La première passa bien. À la seconde celle-ci voulut refuser en alléguant qu’elle ne pourrait pas dormir mais à la troisième elle se rebella carrément :

— J’ai mal au cœur ! gémit-elle. Je n’en veux plus…

— Oh que si ! C’est excellent que vous ayez mal au cœur. Encore un petit effort !… De toute façon, si vous ne buvez pas de bon gré j’emploie la force !

— Vous êtes un homme odieux !…

Elle but et le résultat ne se fit pas attendre. Précipitamment relevée elle courut jusqu’à la chambre de bains dont les échos renseignèrent le médecin sur ce qu’elle y faisait. Ensuite, il y eut un assez long moment de silence qu’Annebrun employa à déguster paisiblement l’admirable breuvage préparé par Clémence. Un vrai crime d’en faire un vomitif ! Lorsqu’il venait aux Treize Vents, il ne manquait jamais d’en demander. Mlle Poincheval ne possédait pas le tour de main nécessaire : celui que l’on buvait chez lui était passable, sans plus. Rien de commun avec un tel nectar !

Les yeux mi-clos, le médecin le savourait en toute béatitude lorsque Agnès reparut et, soudain, une sorte de sixième sens avertit Pierre qu’un danger le menaçait : la femme qui s’avançait vers lui n’était plus la même. Elle portait à présent un peignoir lâche de linon blanc sous lequel son corps transparaissait comme enveloppé de brume. Un flot de dentelles moussait aux manches courtes et tout le long du vêtement dont l’ouverture, attachée seulement à la taille par un nœud de ruban, plongeait en pointe révélant une aimable partie d’exquises rondeurs. Les cheveux avaient été brossés mais laissés libres et une fraîche senteur de mousse et de forêts mêlée à celle des roses entrait avec elle dans la chambre.

Abasourdi, Annebrun se releva si brusquement que son fauteuil tomba. Le sang au visage, il reposa sa tasse d’une main peu sûre et regarda Agnès s’avancer vers lui avec, dans les yeux, quelque chose de trouble qui le fit trembler et sur les lèvres humides, légèrement rougies, un sourire qu’il ne lui connaissait pas. Il voulut lutter contre le charme que dégageait la jeune femme.

— Vous… vous sentez mieux à ce que l’on dirait ?

— Beaucoup mieux… grâce à vous.

Elle approchait lentement, lentement mais elle approchait…

— Alors, je vais me retirer…

— Non !… Vous allez rester… parce que vous le désirez et que je le désire aussi…

Il voulut courir vers la porte mais elle le prit de vitesse et fut contre lui l’enveloppant de son parfum sous lequel il frissonna et de deux bras doux comme du satin lui imposant le contact étroit de sa chevelure, de ses seins durcis et de son ventre qui, soudain, se mit à bouger sournoisement. Éperdu, il tenta de l’arracher à lui. Malheureusement il aimait cette femme, il la désirait depuis qu’il la connaissait et son attaque tellement inattendue le trouvait sans forces…

— Laissez-moi ! gronda-t-il. Vous ne savez pas ce que vous êtes en train de commettre.

— Oh, si je le sais ! Je vais faire de vous mon amant. Je sais que je vous plais et vous n’êtes pas de ceux qui peuvent laisser une femme indifférente…

— Vous êtes folle ! Pensez à votre mari !

— Je ne pense qu’à lui, justement !… Ce n’est pas moi qui vous ai appelé : vous êtes venu de vous-même. Pour me soigner, je pense ?… Eh bien, mon cher, vous êtes la seule médecine que je veuille accepter. Ou vous me faites l’amour… ou vous partez et à l’aube je serai ivre morte !

— Vous ne pouvez pas me demander ça ! Votre époux est chez moi, soigné par moi. Il a confiance en moi !

— Et vous, vous avez confiance en lui ?

— Nous sommes amis à présent…

— Pas depuis longtemps et qu’est-ce que l’amitié auprès de l’amour ? Vous m’aimez… et pour moi vous représentez ma seule chance de ne pas devenir folle, de continuer à vivre auprès d’un homme qui me trompe depuis des mois, des années même. J’ai le droit de lui rendre la pareille… Pierre, Pierre… cessez de lutter ! Je vous veux…

Elle resserrait l’étreinte de ses bras et, debout sur la pointe des pieds, elle vint poser sa bouche sur celle de l’homme éperdu, crucifié par la plus délicieuse des tortures. Sentant sa raison chavirer il la prit aux hanches pour l’écarter de lui mais à sentir dans ses paumes la tiédeur de ce corps, la douceur de la peau glissant sous le léger tissu, il s’enflamma à l’instant même où il tentait une ultime défense :

— Ce n’est pas vrai… Je ne vous… aime pas !

Elle eut un rire doux et bas, un peu rauque.

— Menteur !… Crois-tu que je ne sente pas ton désir !… Viens !… Je veux être à toi !