Le lit encore tiède les accueillit. Agnès, triomphante, découvrait à sa victoire une saveur inattendue. Elle apprenait surtout qu’entre l’instant où elle avait froidement décidé de se donner à Pierre et l’accomplissement, une transformation s’était opérée en elle et qu’elle n’avait pas vraiment joué la comédie. Privé d’amour depuis trop longtemps, son corps s’ouvrit avec une ardeur surprenante à celui de cet homme jeune et passionné qui le caressait avec dévotion, attentif à éveiller son plaisir avant de déchaîner sa propre joie. Quant à lui, il se gorgeait de ce bonheur inouï sans discerner qu’il était en train de devenir l’esclave d’une magicienne dont il ne soupçonnait pas le pouvoir.
Elle sut, quand vint l’heure de le renvoyer, se montrer tendre et câline, étouffer sous des baisers les remords qu’elle pressentait. Il fut dans ses bras comme un enfant dont il fallait bercer le rêve fragile qui pouvait se dissiper dès qu’il aurait quitté la chambre. Il fallait que Pierre n’oublie jamais ce qu’il venait de vivre afin qu’il songe uniquement à revenir boire le philtre d’amour qu’elle lui avait offert.
La première idée d’Agnès avait été de jeter à la face de Guillaume le brutal récit de cette nuit. À présent, elle n’y songeait plus, bien au contraire. Son orgueil blessé se satisfaisait de l’intime plaisir d’être vengé. À présent, elle voulait faire durer une aventure qui lui plaisait et retrouver le plaisir violent qu’elle venait de savourer. Pierre Annebrun devait être véritablement son amant et non une passade d’un soir.
Elle savait qu’elle ne l’aimait pas. Rien de comparable avec la tempête pleine de rage et de passion que Guillaume susciterait toujours dans son cœur refermé. À celui-là, elle donnerait juste ce qu’il faudrait de tendresse pour masquer la brutale réalité : le fait que, pour la première fois depuis sa rencontre avec Tremaine, elle avait envie d’un homme, qu’il était celui-là et qu’elle entendait le garder aussi longtemps qu’il en serait ainsi.
Tandis que, sous le choc, il essayait de se rhabiller, elle sauta du lit sans prendre la peine de couvrir sa nudité et vint l’aider avec des gestes doux qu’elle entrecoupait de baisers légers.
— Quand reviens-tu ? murmura-t-elle.
— Agnès !… Tu n’y penses pas ?… Nous avons commis une terrible folie…
— La folie serait d’en rester là alors que nous sommes créés l’un pour l’autre. Ou alors, dis-moi que tu n’as plus envie de m’aimer ?
— Je ne t’aime pas, je t’adore mais ne comprends-tu pas que cela ne peut nous mener qu’à une catastrophe ?
— De quel genre ? D’abord personne n’en saura rien parce que nous saurons bien nous cacher. Ensuite, je vois mal Guillaume jouer les maris jaloux…
— Tu es diabolique, tu me mets dans une horrible situation. Songe que…
D’une main douce posée sur sa bouche elle lui coupa la parole :
— Tais-toi ! Tu vas dire des sottises ! Écoute… je te propose un marché…
— Un… marché ? fit-il choqué par le mot.
— Une convention si tu préfères. Tout va rentrer dans l’ordre ici. J’irai voir mon époux et il pourra revenir quand tu le jugeras bon mais il ne me touchera pas. Celui auquel j’appartiens dès à présent c’est toi. D’ailleurs… il a son Anglaise et tu sais aussi bien que moi qu’il ne peut pas l’oublier.
Dieu sait ce qu’il en coûta à l’honnêteté du médecin de murmurer :
— Il ne l’a plus !… Elle a disparu et il ignore ce qu’elle est devenue. Il n’a pas l’air d’en souffrir autrement et je pense, moi, qu’il va avoir besoin de toi… Vous… vous vous aimiez !
— Peut-être !… Encore que je n’en sois plus très sûre. De toute façon, tu ne dois pas y penser. Ce qui compte c’est toi, moi et ce qu’il y a entre nous. Reviens demain vers onze heures !
— Ici ? C’est insensé ! Déjà Clémence doit se demander ce que nous faisons…
— Je suis certaine qu’elle dort comme une souche. D’ailleurs je vais te faire sortir sans la réveiller. Demain matin, elle pensera que tu n’as pas voulu la déranger… La nuit prochaine tu laisseras ton cheval dans le cimetière et moi je t’attendrai dans la bibliothèque dont une fenêtre sera ouverte… Tu viendras ?
— Agnès ! pria-t-il d’autant plus malheureux qu’il savait déjà qu’il aurait peine à attendre la fin du jour.
Elle l’embrassa longuement à lui faire perdre haleine puis, d’une voix très douce :
— Nous n’avons goûté qu’aux prémices de notre amour… et tu dois savoir qui tu préfères garder : moi ou Guillaume. Si tu le choisis il n’est pas près de retrouver sa famille.
Annebrun se saisit d’elle et la serra contre lui à la briser :
— Tu sais très bien, diablesse, que je ne pourrai jamais plus te résister… Je viendrai. Quant à Guillaume… après tout, qu’importe ?
C’était facile à dire dans les bras d’une femme aimée et dans l’éclosion d’une passion toute neuve. Pierre se sentait de force à se dresser contre l’univers. Cependant, la fièvre tombée, il découvrit qu’il était moins aisé d’affronter le regard droit de Guillaume lorsque le lendemain, celui-ci voulut savoir ce qui se passait chez lui. Néanmoins il y avait songé tandis qu’il rentrait dans la nuit et il était résolu à une demi-vérité :
— Ta femme s’est mise à boire, grogna-t-il – depuis l’opération lui et Guillaume se tutoyaient ! Seule, Mme Bellec s’en est aperçue, c’est pour ça qu’elle m’a appelé. Elle s’inquiétait…
Le visage de Tremaine eut une crispation puis se figea :
— Il y a de quoi, murmura-t-il. C’est horrible !… Pauvre Agnès ! Lui ai-je vraiment causé tant de mal ?
— On dirait !…
Imaginer la fière et noble image qu’il gardait de sa femme se dégradant lentement lui fut insupportable. Dans son esprit, Agnès et les Treize Vents étaient inséparables. Si la châtelaine s’avilissait, la maison serait souillée. Et c’était sa faute, sa très grande faute à lui si l’on en était là. Ce qu’il venait d’endurer, ce qu’il souffrait encore, il l’acceptait comme un châtiment mérité. Il ne reniait pas son amour pour Marie-Douce parce que c’était au-dessus de ses forces et parce que c’eût été s’amputer d’une part de son âme, mais il était prêt à tout tenter pour réparer les ravages qu’il avait causés. Il le devait à ses enfants, surtout à sa petite Élisabeth ! Il était déjà suffisamment pénible de savoir qu’elle n’habitait plus la maison depuis plusieurs mois…
— Tu comptes me garder ici encore longtemps ? demanda-t-il.
— Jusqu’à ce que tu puisses poser les pieds à terre. Nous saurons alors si tu es en mesure de réapprendre à marcher. Quelques semaines…
— C’est trop ! Veux-tu dire à Potentin qu’il m’apporte de quoi écrire et qu’il selle son cheval ?
— Que vas-tu faire ?
— Des excuses bien sûr ! Je veux rentrer chez moi !
— Maintenant ?
— Au plus vite ! Quitte à ne pas bouger je serai aussi bien dans mon lit que dans le tien pour attendre ton verdict. Et… si je dois rester impotent – ce qui est toujours possible, n’est-ce pas, docteur ? – autant que je commence à y habituer ma maisonnée et moi-même ! Ma fille sera la meilleure des gardes-malades…
Annebrun hocha la tête et sortit de la chambre, le dos un peu rond, la conscience un peu basse. La griserie de la nuit précédente et l’attente de sa maîtresse ne parvenaient pas tout à fait à atténuer le regret de cette amitié à peine née qu’il allait falloir étouffer sous les mensonges. Mais il se sentirait plus à l’aise lorsque l’homme qu’il trompait ne serait plus son hôte… Même s’il éprouvait comme un pincement à l’idée qu’Agnès vivrait bientôt de nouveau auprès d’un être aussi attachant que Guillaume Tremaine…