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Lentement, une profonde rougeur envahit les joues d’Agnès. Sous le regard impérieux de son époux, ses yeux s’affolèrent, s’évadèrent. Les lèvres soudain tremblantes, elle balbutia :

— Rentrez quand vous voulez !… Vous serez le bienvenu !

Ayant dit, elle éclata en sanglots et s’enfuit en courant, bousculant même au passage Pierre Annebrun qui, ne pouvant plus résister à la curiosité, s’apprêtait à frapper à la porte. Il voulut la suivre mais elle grimpait déjà dans sa voiture dont Potentin eut tout juste le temps de lui baisser le marchepied. Ce fut lui qui eut ses derniers mots :

— Vous viendrez demain m’apporter les ordres de votre maître, Potentin ! J’enverrai la berline le chercher jeudi…

Dire que la parole donnée ne coûtait pas à Guillaume serait une grave erreur. Jamais peut-être il n’avait autant aimé Marie-Douce qu’à l’instant où il y renonçait. Mais le temps n’était plus où il pouvait n’écouter que sa passion égoïste. Ce qui lui restait de forces et d’énergie, il les devait aux siens, à ces trois êtres qui composaient sa famille et aussi à cette chère maison bâtie pour eux. Elle était comme un vaisseau voguant vers les noirs nuages d’un gros temps et lui, le capitaine, se devait de demeurer à la barre. Même s’il lui fallait tramer, jusqu’à son dernier jour, le regret d’un amour qui n’avait plus le droit de vivre.

Le sacrifice était cruel. Cependant Guillaume le trouva plus léger quand la voiture qui le ramenait s’arrêta devant le perron des Treize Vents et qu’un cri d’enfant retentit :

— Papa !… Mon papa !

Dévalant les marches, la petite Élisabeth, boule de soie blanche et de cheveux flamboyants, se rua par la portière à peine ouverte et s’abattit sur Guillaume dont on n’avait pas encore eu le temps de descendre la civière. Elle prit sa tête dans ses petits bras et appuyant contre sa joue son visage aussi mouillé qu’une fleur sous la rosée :

— Mon papa chéri !… Je savais bien moi que tu reviendrais chez nous !… On va être si heureux maintenant !

Troisième partie

L’ENFANT VENU D’AILLEURS…

fin 1791 à 1794

X

LES ARRIÈRE-PENSÉES DE JOSEPH INGOULT

Il était temps pour les Treize Vents que le maître revînt. Même éclopé. En dépit de Potentin, de Clémence, de Daguet et des autres qui tenaient à honneur d’assumer leurs fonctions en toutes circonstances avec la même exacte conscience, l’absence de cette volonté qui les avait rassemblés se faisait sentir. Agnès, prisonnière de ses fureurs jalouses et, surtout, tombée sous la coupe d’Adèle, ne s’était guère souciée de la maison et, en laissant la bride sur le cou à sa favorite, elle lui avait implicitement permis de soulever des mécontentements qui auraient pu être graves avec des gens de moins haute valeur. En outre, privée des clameurs et des galopades d’Élisabeth, l’atmosphère s’alourdissait lentement jusqu'à devenir irrespirable.

Installé dans sa bibliothèque où on lui dressa un lit à sa demande, ce qui lui permettait de vivre au rez-de-chaussée, Guillaume s’accorda, deux jours durant, le loisir de goûter à nouveau le charme de sa maison, de renouer avec les gens, les objets, les décors et les habitudes qu’il aimait, de respirer l’air de son jardin entrant par les fenêtres ouvertes sur des senteurs d’aubépine, d’iris, de lilas et de roses. Cependant, pour cette première journée, il fit refermer celle prenant vue sur les écuries : le souvenir d’Ali, le beau cheval couleur d’ébène qu’il aimait tant, son ami mort à sa place par la faute d’un braconnier malveillant, lui était encore trop douloureux. Plus tard seulement il pourrait en parler avec Daguet et ses palefreniers. Pour l’instant, la seule vue des portes en chêne verni surmontées de petits frontons marquant le logis de chacun des beaux habitants lui était un chagrin. Or, il n’était plus temps de s’attarder sur le passé. Il avait devant lui trop de travail pour reprendre la ferme direction de ses affaires laissées à l’abandon durant tant de mois…

Enfermé en compagnie de Potentin, son homme de confiance depuis son adolescence indienne, il fit le point de sa situation financière, beaucoup moins inquiétante d’ailleurs que ne l’imaginait Rose de Varanville lorsqu’elle mettait Agnès en garde contre les conséquences d’une disparition. Les deux femmes l’ignoraient mais le vrai drame eût été que le fidèle majordome vînt à manquer lui aussi car il était le seul capable de s’y reconnaître dans les rouages multiples constituant la fortune de Tremaine : depuis les modestes moulins à papier et à huile des bords de la Saire jusqu’à certaine cachette aménagée par Guillaume et lui-même, peu de temps après la construction de la maison, derrière l’une des boiseries d’un cabinet de toilette attenant à la chambre du maître et dont la clef, enfermée dans un petit coffre d’acier, logeait sous l’une des lames du parquet de ladite chambre. Là reposait ce qui avait été le trésor de Jean Valette : une collection de très belles pierres, émeraudes, rubis et saphirs plus trois diamants roses dont plusieurs avaient été offerts au négociant de Porto-Novo par le nabab Hayder Ali, son ami auquel il avait rendu de précieux services.

C’était pour cet ensemble de gemmes non montées que Tremaine, à son retour en France, avait acheté la petite maison des bords de la Rance, près de Saint-Servan, où Potentin montait une garde débonnaire mais vigilante lorsqu’il avait fait la connaissance de Clémence Bellec.

Les deux hommes y entreposèrent aussi d’autres pierres et l’or qui serviraient à la construction des Treize Vents et à l’établissement de plusieurs entreprises : le chantier naval de Saint-Vaast, les participations chez Vaumartin à Granville, la mine de Carteret et l’armement des deux goélettes destinées au commerce des denrées coloniales. Enfin, le reste de la fortune léguée par Jean Valette à son fils adoptif se trouvait investi dans les affaires du financier Lecoulteux du Moley, un homme de dix ans plus âgé que Guillaume et que, dès son arrivée en France, celui-ci avait su séduire : une relation qui faisait grand honneur au flair du nouveau venu.

En effet, Jacques-Jean Lecoulteux, que l’on appelait habituellement M. du Moley 5, régnait sans partage sur la banque française depuis que les Saint-James et les La Borde avaient disparu de la scène. Sans attaches avec la Cour et chaud partisan des idées nouvelles, il entretenait les meilleures relations avec les têtes pensantes de l’Assemblée qu’il traitait fastueusement dans son palais situé au coin du boulevard et de la rue de Richelieu ou dans sa maison des champs de la Malmaison dont il était seigneur.

Il était le plus en vue des membres d’une vaste tribu parisienne issue d’une importante famille de banquiers, armateurs et magistrats rouennais dont Jean Valette avait pu, dans ses affaires avec l’Europe, apprécier l’habileté et la puissance de travail. Tous ces Le Coulteux, titrés respectivement de La Noraye, de Caumont, de Canteleu, de Verclives, tenaient le haut du pavé mais se détestaient cordialement entre eux au point qu’on leur trouvait parfois une vague ressemblance avec les Atrides. Au crime près toutefois !… Tous très riches au demeurant.

Dire que Tremaine débordait d’affection pour ce gros homme plutôt mal bâti serait excessif. Grand mangeur, grand buveur, et volontiers brutal, Du Moley aurait déplu profondément à Agnès. En effet, bien qu’il eût épousé sa cousine Geneviève-Sophie de La Noraye, c’était sa maîtresse, la fameuse Dugazon, qui régnait dans ses demeures et cela bien qu’elle fût elle-même résolument royaliste. Seulement, c’était un financier sachant mener ses affaires avec une impitoyable lucidité. Ainsi, dès 1789, il engageait Guillaume à se défaire de ses parts dans la Compagnie des Indes, assez récemment remise à flot par Calonne mais que la fameuse nuit du 4 août allait priver de ses derniers privilèges. En outre, il dirigeait, depuis le début des troubles, ses placements de fonds sur la Hollande, la Russie et les royaumes scandinaves.