— Est-ce que tu n’aimes plus ta maman ?
— Oh si ! fit Élisabeth avec une certaine désinvolture. Je l’aime surtout depuis qu’on vous a retrouvé…
Guillaume préféra ne pas pousser plus avant son investigation. Il se doutait bien qu’après sa disparition les choses s’étaient dégradées entre mère et fille sinon Rose n’aurait eu aucune raison de récupérer l’enfant mais il ne cherchait pas à en apprendre davantage pour le moment. Plus tard il tâcherait de faire parler Mme de Varanville ou même Élisabeth.
Agnès et lui veillaient à maintenir entre eux un certain décorum indispensable à une reprise harmonieuse dans le tissu si brutalement déchiré de leur ménage. En apparence, tout était comme par le passé : Agnès, un ouvrage aux doigts, passait de longues heures auprès de son mari ainsi qu’il convient à une épouse attentive. Les repas leur étaient servis dans la bibliothèque et se déroulaient dans une entente apparente. On conversait volontiers et d’autant plus facilement qu’il n’était pas rare d’ajouter un couvert à l’intention d’un ami. Félix venait souvent, avec ou sans Rose. Mlle Lehoussois déjeunait tous les deux jours avec le couple et, parfois, Guillaume s’efforçait de retenir son médecin sans y parvenir autant qu’il l’aurait voulu. En général, Pierre Annebrun s’excusait, invoquant un nombre important de malades à voir. Agnès appuyait l’invitation, sans trop insister cependant, comprenant bien que l’hospitalité de son mari était pénible à son amant.
Celui-ci, passant alternativement des délices du paradis aux tourments de l’enfer, ne savait plus s’il était heureux ou malheureux. Sa passion pour l’épouse de Guillaume et son amitié pour le même Guillaume suivaient une courbe croissante sans qu’il eût le courage de rompre l’une ou l’autre. Il lui arrivait de rougir quand la main de Tremaine se tendait vers lui et il devait lutter, alors, contre une folle envie de fuir mais lorsque les bras d’Agnès se nouaient à son cou, il eût volontiers étranglé le mari si d’aventure il lui était apparu à ce moment-là. D’ailleurs chaque fois qu’il se hasardait à parler sagesse, à balbutier qu’il faudrait bien un jour en finir avec ce bonheur défendu, la jeune femme lui fermait la bouche d’un baiser sans permettre qu’il s’expliquât davantage. Il serait temps d’aviser lorsque Guillaume pourrait à nouveau se déplacer…
En attendant, bien décidée à savourer longtemps encore un amour qu’elle goûtait avec un plaisir d’autant plus vif qu’il était de plus en plus pervers, Agnès s’était découvert un grand besoin d’activité. Elle qui jusqu’alors ne quittait guère les Treize Vents s’intéressait aux petites gens d’alentour, développant une soudaine charité que l’on attribuait à une ardente reconnaissance envers le Ciel pour avoir exaucé ses prières en lui rendant un époux très aimé. Il lui arrivait aussi de se rendre en visite chez une voisine, Mme de Rondelaire, au manoir d’Escarbosville ou chez la maîtresse d’Ourville. Peu à peu on prit l’habitude de voir son cabriolet sur les petites routes et dans les chemins de terre. On l’admira. On la bénit même…
Il ne serait venu à l’idée de personne de remarquer que les sorties de Mme Tremaine s’inscrivaient dans un quadrilatère délimité par La Pernelle, Le Vicel, Pépinvast et Fanoville. Personne, surtout, n’aurait imaginé que, certains jours – environ une fois la semaine –, le cabriolet et son beau conducteur, toujours modestement vêtu comme il convient lorsque l’on fait le bien, s’enfonçaient sous une futaie fourrée de buissons, dans le plus creux des sentiers, pour gagner une vieille tour ruinée dont il ne restait guère qu’une sorte de cave et que, là, sur un lit de fougères, la châtelaine des Treize Vents et le médecin de Saint-Vaast pratiquaient cette vieille charité bien ordonnée qui commence par soi-même. Naturellement, Pierre arrivait par un sentier différent.
De ces étreintes d’autant plus ardentes qu’elles devaient être brèves, Agnès sortait rayonnante de vitalité, le teint animé, les yeux las sans doute mais sa beauté un peu froide s’en trouvait réchauffée. Elle atteignait parfois même à ce doux éclat qui est l’apanage des femmes heureuses, bien qu’elle fût seulement comblée car d’amour pour son amant il n’était toujours pas question. Il lui permettait de satisfaire des désirs toujours plus exigeants et de savourer, lorsqu’elle retrouvait son époux cloué à ses coussins, l’intime plaisir d’une vengeance secrète. Grâce à ces heures volées, elle résistait victorieusement à l’attrait puissant que Guillaume exerçait toujours sur elle et qui, sans cet exutoire, l’eût conduite au pire. En effet, elle était assez lucide pour savoir à quel point elle restait vulnérable en face de lui : qu’il lui fît un compliment ou qu’il gardât sa main un peu trop longtemps contre ses lèvres et elle sentait son cœur trembler…
Ainsi le soir où elle entra chez lui quelques instants avant le souper et où Guillaume fut frappé de son éclat. Simplement vêtue d’une robe de taffetas d’un rouge profond, un ruban de velours de même nuance retenant la masse brillante de ses cheveux noirs haut relevés, sans autre bijou que l’alliance d’or sur ses mains pâles, elle était fascinante.
— Vous êtes bien belle ce soir ! soupira Guillaume. Il en faudrait peu pour croire que vous êtes heureuse ?
Une flamme s’allumait dans le regard fauve qu’elle connaissait si bien. Elle la fit frémir de joie. La pensée qu’il lui serait peut-être possible, un jour, de vaincre le souvenir de l’Anglaise la traversa. S’il pouvait se reprendre de passion pour elle, quel plaisir il y aurait à le faire attendre, espérer, souffrir ?…
— Pourquoi ne le serais-je pas ? Vous allez de mieux en mieux et c’est demain que vous serez débarrassé de vos instruments de torture…
Sans répondre, il prit sa main, posa un baiser au creux de la paume puis la garda un instant contre sa joue.
— Une épreuve que j’appréhende… mais il m’est doux de savoir que vous serez auprès de moi…
— Aurais-je donc encore quelque prix à vos yeux ?
— Ne dites pas que vous l’ignorez ! Et ce prix augmente chaque jour. Depuis que je suis rentré, je vous regarde et je vous admire avec un sentiment qui ressemble à du remords. Vous m’apportez votre grâce, votre sourire comme si rien ne s’était passé…
— Vous venez de prononcer le mot qui convient : le passé ! Il dépend de vous, Guillaume, qu’il disparaisse…
— Pas seulement de moi…
Il détourna un peu la tête, trouva la saignée du poignet qu’il caressa des lèvres en remontant doucement vers le creux tendre du coude. Agnès ferma les yeux en frissonnant et retira sa main sans brusquerie. Il était trop tôt, beaucoup trop tôt pour lui laisser croire à une si rapide reconquête ! Avant de la posséder à nouveau, il devrait le demander à genoux… en admettant que cet exercice lui soit encore possible ? songea-t-elle avec cruauté.
Guillaume, cependant, était sincère. La douceur des instants qu’il goûtait auprès de sa femme atténuait un peu la douleur du renoncement. Cette Agnès étrange, imprévisible, il l’avait aimée ardemment, confondant peut-être les appétits de son corps avec les élans de son cœur, mais il découvrait qu’elle pouvait l’émouvoir encore et c’était, pour l’avenir de leur famille, le meilleur des présages. Il sourit :
— Vous ai-je blessée ?
— Non… Simplement vous ne devez songer qu’à vous-même… à vous ménager quelque temps encore !
Soudain, elle l’entendit rire. Pour la première fois depuis des mois et les souvenirs assaillirent Agnès. Il riait souvent après l’amour, ou même pendant parce que c’était une joie pour lui au contraire de Pierre. Il y avait de la dévotion dans la passion du médecin et le rire serait pour lui une espèce de sacrilège. Pour lutter contre la faiblesse qui lui venait, elle demanda, un peu pincée :