— Qu’ai-je dit de si drôle ?
— Rien, ma mie ! Je pensais seulement que si vous voulez me ménager, il faudrait copier vos robes sur celles de notre chère Anne-Marie. Dans celle-ci, vous ressemblez à un fruit parvenu à sa perfection. On aimerait vous éplucher, ajouta-t-il avec ce sourire en coin qui contribuait à son charme.
Le lendemain, Guillaume ne riait plus lorsque le Dr Annebrun vint l’éplucher lui-même. S’il ressentit un grand soulagement en voyant disparaître les emplâtres, gouttières, poids et autres engins de torture, la vue de ses jambes aux muscles fondus et à la peau flasque le plongea dans d’amères réflexions. Il leva sur son médecin un regard sceptique :
— Ce n’est pas beau à voir ! Tu crois que je pourrai un jour marcher avec ça ?
— Un : c’est superbe ! Les cicatrices sont parfaites. Deux : tu as l’air de supporter fort bien les plaques d’argent qui maintiennent tes os. Trois : nous allons te réapprendre à marcher et, en même temps, nous te ferons faire, Mlle Lehoussois et moi, de petits exercices accompagnés de massages afin de t’aider. Évidemment les débuts ne sont jamais bien agréables. Potentin, si vous voulez bien m’aider, nous allons le lever !
Les premiers pas étayés par les solides épaules des deux hommes furent ce qu’ils devaient être : fort désagréables. Plus encore quand, des épaules, on passa aux béquilles. Guillaume considérait ses grands pieds avec une sombre méfiance comme s’ils étaient des pièces rapportées ne lui ayant jamais appartenu et ce fut avec un profond soulagement qu’il retrouva son lit :
— Ce n’est pas brillant !
— Tu trouves ? Quel ingrat : tu devrais tomber à mes genoux pour avoir sauvé tes jambes !
— Je le voudrais bien, soupira Guillaume.
Annebrun se mit à rire :
— Ne fais pas cette tête ! Tu as une chance incroyable : tu repousses de l’os comme un homard ses pinces ! Quelle nature !
— Tu trouves ? Je vais être boiteux, n’est-ce pas ?
— À peine ! Un talon un peu plus haut à ta botte gauche et on n’y verra rien…
— Je n’aime pas tricher.
— Alors une canne ! Cela donne une démarche pleine de majesté. Mettons les choses au point, Tremaine ! Tu marcheras normalement ou presque. Courir te sera sans doute difficile et tu souffriras par temps humide mais…
— Mais quoi ? grogna Guillaume. Il y a encore quelque chose ?
— Oui. Avec un cheval sous toi, tu oublieras vite ces petits inconvénients…
Le visage du blessé s’illumina comme si un brusque rayon de soleil venait de le frapper :
— Il fallait le dire tout de suite, animal !… Merci, mon Dieu ! Et merci à toi, Pierre Annebrun ! Tu es un grand homme et le meilleur ami qu’un éclopé puisse avoir.
Enivré par la joie, il ne vit pas le médecin changer de visage. La satisfaction d’avoir réussi dans un cas difficile, l’euphorie du triomphe avaient fait oublier un moment à celui-ci qu’il n’avait plus droit à ce beau titre d’ami. En prononçant le mot, Tremaine venait de le ramener à la suppliciante réalité.
— Je suis là pour réparer les gens, dit-il d’un ton bourru. Il eût été vraiment dommage que toi je te rate !… À présent, je te donne les premiers soins et je m’en vais.
— Tu ne veux pas souper avec nous ? Juste pour fêter ta victoire ?
— Non, vraiment ! Il faut que je passe à Aigremont. Il y a là un vrai malade. Toi, tu n’es plus intéressant…
Tandis qu’il accomplissait sa tâche, il ne leva pas une seule fois les yeux sur Agnès qui se tenait accoudée à la cheminée. Lorsqu’il eut achevé d’oindre et de bander plus souplement les membres abîmés, il salua la jeune femme – toujours sans la regarder –, adressa un salut à peine audible à Guillaume et quitta la bibliothèque précédé par Potentin. Le parquet des salons grinça sous leurs pas :
— Quel curieux homme ! remarqua Tremaine. Il y a des moments où je me demande s’il est content ou désolé de m’avoir si bien soigné ?
— Il semble surpris. Peut-être n’y croyait-il pas lui-même ? suggéra Agnès.
— Possible ! En tout cas c’est à moi de lui prouver à présent qu’il n’a pas travaillé en vain…
Une fois seul pour la nuit, Guillaume attira sur ses genoux l’écritoire portative achetée à Valognes par Potentin. Il tourna la petite clef, ouvrit, prit une feuille de papier, une plume neuve qu’il tailla soigneusement et, après avoir inscrit la date du jour, se mit à écrire. Dans l’écritoire deux ou trois cahiers attendaient déjà sous le titre « Notes au jour le jour par Guillaume Tremaine ». Depuis qu’il était rentré chez lui, le maître des Treize Vents écrivait une sorte de journal où il consignait les affaires en cours, ses projets, ses décisions assorties d’un commentaire. Une sorte de livre de raison où trouvaient place, néanmoins, les faits et gestes de ses enfants et les événements de la maison. De lui-même peu de chose en dehors d’un très bref bulletin de santé. De ses relations avec sa femme pas un mot. Encore moins, s’il était possible, au sujet de Marie-Douce. Leur histoire à tous deux était inscrite dans sa mémoire comme dans son cœur : elle n’appartenait qu’à eux seuls.
Après avoir consigné la délivrance de la journée, Guillaume resta un long moment immobile, à l’écoute de son propre corps allégé sans doute mais plus inconfortable qu’avant. Il s’était accoutumé à une inertie quasi minérale et, en reprenant un cours plus libre, le sang – mais aussi les nerfs ! – se rappelait à son souvenir de façon pénible. Réapprendre à vivre debout, l’idée était exaltante ! Tremaine savait bien pourtant que sans l’espoir de revoir celle qu’il aimait, l’existence le serait beaucoup moins. Il réalisait maintenant – qu’en faisant cette promesse à sa femme, il tournait le dos à sa jeunesse pour entrer dans cet âge mûr où c’est de l’avenir des autres qu’il convient de s’occuper…
Une bûche éclata dans la cheminée et retomba avec une pluie d’étincelles. Guillaume essuya d’un doigt agacé une larme indiscrète et ferma les yeux. Pas pour dormir : il n’y arriverait pas cette nuit, mais pour mieux sentir au-dessus de lui la densité vivante, le poids de chair et de pierres dont se composait sa maison… Au matin, tout de même, il finit par plonger dans le sommeil.
Avec une énergie farouche, il s’attela dès son réveil à ce qu’il appelait sa « reconstruction ». La première chose qu’il exigea fut d’être habillé. Il ne supportait plus la robe de chambre et il accueillit avec joie les vêtements de toile, à la façon des planteurs, qu’il affectionnait. Le temps qui devenait chaud lui donnait raison. Ainsi équipé il refit connaissance avec ses membres inférieurs. Le plus difficile fut de lutter contre l’impression qu’il ne pouvait plus leur faire confiance et qu’ils étaient trop faibles désormais pour supporter son corps.
— On dirait que mes jambes sont en chiffon, confia-t-il à Potentin. À chaque instant je me demande si elles ne vont pas plier sous moi…
La première fois qu’il sortit de la maison, Guillaume alla droit aux écuries. Prévenu par Potentin, Daguet l’attendait sous les armes. Jamais les belles stalles de chêne ciré, les cuirs et les cuivres n’avaient autant brillé. Les robes des chevaux étaient étrillées à merveille, leurs crinières tressées et le sable de la cour en fer à cheval paraissait doux comme du velours. Toutes les portes étaient ouvertes à l’exception de celle d’Ali. En tant que seigneur il bénéficiait d’un logis particulier mais sur le loquet on avait attaché un bouquet de fleurs noué d’un ruban noir. Ému, Tremaine embrassa un Daguet muet d’émotion qui ne songeait même pas à cacher ses larmes. Puis il passa en revue ses chevaux : bêtes de trait et de monte confondues il y avait alors une dizaine de chevaux dans la grande écurie. Guillaume s’arrêta un instant auprès de chacun d’eux, l’appelant par son nom, flattant la robe soyeuse et distribuant avec libéralité croûtons de pain et morceaux de sucre. Il convenait de célébrer le retour du maître. Cependant celui-ci s’attarda plus longtemps auprès d’un jeune cheval à la robe sombre : Sahib le fils d’Ali, né le jour de la conception d’Adam. Guillaume l’admira pendant quelques minutes. Il ressemblait beaucoup à son père dont il possédait la grâce, l’œil de feu et la mine arrogante.