Un long moment, il examina la petite salle basse, assez désappointé de n’y voir qu’un matelas de fougères sèches. Rien ne disait qu’Agnès fût venue là. Et d’ailleurs pour quoi faire ?… Presque machinalement, il se mit à fouiller la litière et, soudain, il eut une exclamation de triomphe : au bout des doigts, il ramenait un fragment de ruban vert tissé de blanc qu’il identifia sans peine : Agnès Tremaine portait sous sa mante une robe ornée de rubans semblables lors de son retour aux Treize Vents, la veille…
L’association d’idées se forma aussitôt dans son esprit. Pour qu’un ruban eût été arraché, il fallait que la belle Mme Tremaine eût ôté sa robe un peu vite ou, mieux encore, qu’une main pressée l’y eût aidée. Mais la main de qui ?
Si Agnès n’aimait pas Joseph lngoult, il le lui rendait bien. En revanche, il éprouvait une amitié teintée d’admiration pour l’exquise lady Tremayne et l’idée que Guillaume soit contraint de renoncer à une telle femme le rendait malade. Surtout au bénéfice d’une épouse peut-être moins fidèle qu’on ne l’imaginait !… Mais il en aurait le cœur net !
Après avoir tournoyé encore quelque temps parmi les vieilles pierres chargées de lierre, repérant l’endroit où le cabriolet s’arrêtait ainsi que celui où l’on attachait fréquemment un cheval, l’avocat rebroussa chemin. Il convenait de se rendre d’abord à Varanville pour remplir sa mission. Ensuite, au lieu de rentrer à Cherbourg, il décida de prendre logis pour quelques jours dans l’une des agréables auberges du Vast sous le bucolique prétexte de regarder couler la Saire et de chercher, pour un ami, une maison à vendre dans les parages. Aux écuries des Treize Vents, il avait bavardé à bâtons rompus avec l’un des palefreniers, garçon simple et dépourvu de méfiance envers un grand ami de M. Tremaine. Quelques questions astucieusement dissimulées dans un flot de paroles lui avaient permis de se renseigner sur les nouvelles habitudes d’Agnès. Ingoult excellait à ce jeu qu’il menait à une sorte de perfection…
Évidemment, le séjour campagnard aurait moins de charme que parmi les rosiers de Suisnes et sous le regard souriant de la déesse Flore de Bougainville, dame de ses pensées, mais il ne serait pas sans agrément ni, surtout, sans intérêt…
Dix jours plus tard, Joseph Ingoult savait à quoi s’en tenir sur les amours cachées de Mme Tremaine et reprenait joyeusement le chemin de son agréable demeure cherbourgeoise… Il était un peu las des nourritures rustiques et la perspective de quelques homards et d’une partie de billard chez Ouistre lui souriaient pleinement. Mais, pour le moment, il choisissait de garder pour lui le fruit de ses découvertes.
XI
UN CENTENAIRE
À la Saint-Vincent d’avril 1792, la vieille Simone Hamel, mère d’Adèle et d’Adrien, mourut seule et percluse dans sa maison sur la saline, où ses enfants la délaissaient. Menant vie plantureuse avec les énergumènes de Valognes où ils s’employaient à dépouiller les habitants, nobles de préférence, les jumeaux ne trouvaient plus le temps de venir s’ennuyer auprès d’une femme déjà peu aimable de nature et que l’âge et la maladie rendaient franchement acariâtre. Ce fut un pêcheur en route pour Réville qui aperçut, depuis la Longue Rive, la forme claire encombrant le seuil de la porte grande ouverte. Se sentant mal, la vieille Simone avait dû se traîner pour appeler à l’aide. La mort l’avait saisie et foudroyée au moment où elle sortait.
L’homme donna l’alerte. Des voisines ramassèrent le corps dans sa chemise trempée – il avait plu toute la nuit – et se mirent en devoir de lui faire une toilette en accord avec sa nouvelle dignité de défunte.
L’une d’elles, Bastienne Caubrières, dont le mari « naviguait » et qui, habituée à vivre seule, gardait toujours la tête sur les épaules, fit observer que ce devoir-là incombait à la fille de la maison ainsi que la suite du cérémonial – les veillées, le cierge, l’organisation des funérailles, la recherche d’un curé « non jureur » – ce qui allait poser problème ! – et qu’en tout état de cause il convenait d’abord de prévenir Adèle. Proposition qui souleva un tollé de protestations : la nouvelle existence de celle-ci inspirait plus de répulsion que d’envie à ces femmes de sage moralité et d’existence souvent sévère ; surtout par ces temps difficiles. Que la fille Hamel eût un amant ou dix ne changeait rien à l’avis général : c’était une pas grand-chose ! D’ailleurs tout le monde savait que Mme Tremaine, si bonne pour elle cependant, l’avait chassée de sa maison.
Du côté des hommes on se montrait moins regardants quoique divisés :
— Faut aviser au moins l’Adrien ! émit Jean Calas, le patron-pêcheur. S’il allait savoir que son héritage est à l’abandon, il s’ra furieux et maintenant qu’il a du pouvoir, il peut nous causer des ennuis.
— Faut surtout envoyer aux Treize Vents ! dit Michel Quentin. Qu’on le veuille ou non c’est la tante à Guillaume. Je sais bien qu’elle lui a fait tort gravement mais il est homme à pardonner devant la mort. Ce pauvre cadavre laissé sans personne de sa parentèle, c’est triste ! Je vais monter là-haut !
— Tu f'rais mieux d’aller à Valognes !
— Et l’pain ? Qui est-ce qui va le faire ! Envoyez le fils Clot avec les huîtres !
— Comme si tu n’savais pas qu’y veut plus y aller ! Il a peur. Il dit que c’est du mauvais monde…
En fait, ce fut Tremaine qui se chargea de la commission. Le jeune Quentin avait vu juste : son respect de la mort dépassait ses rancunes. Et puis, outre qu’il jugeait sévèrement l’attitude des jumeaux, l’idée de quelques lieues à cheval n’était pas pour lui déplaire. Il montait normalement à présent et, pour être tumultueuses, ses relations avec le jeune Sahib, le fils d’Ali, prenaient même un tour passionnel qui faisait parfois passer des frissons d’inquiétude dans le dos de Prosper Daguet et, surtout, dans celui de Potentin : une mauvaise chute pouvait envoyer Tremaine dans une petite voiture et, cette fois, définitivement.
Néanmoins, pour ce court voyage, il choisit Trajan, l’une de ses bêtes les plus solides bien que moins flatteuse à l’œil : il ne s’agissait pas d’éveiller les appétits des nouveaux seigneurs de la ville.
Lorsqu’il lui annonça son départ, Agnès, naturellement, ne fut pas d’accord.
— Voilà que vous vous faites le messager des gens de rien ? fit-elle avec un dédain qui prit son époux à rebrousse-poil.
— Sans la fortune du Père Valette, je serais l’un de ces gens de rien, grogna-t-il. Une fois pour toutes, faites-moi le plaisir de respecter mes origines ! Je suis fatigué de vous le rappeler sans cesse… Maintenant, si vous voulez tout savoir, j’avoue que je ne serais pas fâché de voir comment les choses se passent là-bas. Je sais bien que, d’après Mme de Chanteloup, c’est l’antichambre de l’enfer mais comme elle ne peut considérer gens et événements qu’entre deux pâmoisons, j’aimerais avoir une idée à moi.
— Cessez de vous chercher des excuses ! La vérité est que vous aimez remuer par-dessus tout ! Je me demande comment vous auriez fait si vous étiez resté…
Elle prit soudain conscience de ce qu’elle allait dire et se mordit la langue en rougissant mais Guillaume avait compris :
— Si j’étais resté impotent ? On dirait que vous le regrettez ?
— Vous dites des sottises !
— Croyez-vous ? Je pense, moi, que je viens d’énoncer une vérité : vous m’auriez mille fois préféré infirme, cloué ici et soumis à vos volontés. Sinon, pourquoi refusez-vous toujours d’être ma femme comme autrefois ?