Profondément mortifié, Adrien jura de se venger : deux jours plus tard, une troupe de « patriotes » vint vider les écuries de Tremaine et enjoindre aux serviteurs mâles du domaine de rejoindre les armées de la Nation. Il n’était pas encore question de république, quoique les partis les plus avancés la réclamassent, mais, pour lutter contre les armées d’Autriche et de Prusse alliées à celle du prince de Condé dont on venait de nommer le duc de Brunswick général en chef, le pays avait besoin de tous ses fils, même ceux qui n’étaient pas d’accord et il y en avait. Beaucoup craignaient de laisser les leurs dans le besoin. Le blé était rare et cher, la spéculation effrénée et si, à Paris, durant les premiers mois de 1792 les salons continuèrent à vivre agréablement et les théâtres à prospérer, les campagnes souffraient durement d’une pénurie qui allait s’aggravant.
Avec un profond chagrin, les gens des Treize Vents virent partir les plus jeunes d’entre eux : ceux des écuries, le jeune Auguste, les garçons de ferme et aussi Victor que sa tante Clémence Bellec inonda de ses larmes. Seuls aux côtés du maître demeurèrent Potentin et Daguet. De même les caméristes furent congédiées avec une bonne rétribution. C’était prudence et il valait mieux pour elles rentrer dans leurs familles. Du vif et frais troupeau des petites chambrières, il ne resta que Lisette, trop attachée à la maison et d’ailleurs orpheline. Le mari de Jeanne Coulomb, la nourrice d’Adam, vint réclamer sa femme : il n’avait rien, bien au contraire, contre les Tremaine, mais il valait mieux que Jeanne retourne s’occuper de son époux et de ses propres enfants qui avaient bien besoin d’elle. Les langues tourneraient moins…
La brave femme pleura à creuser les cailloux : elle s’était attachée à son nourrisson mais aussi à l’existence moelleuse qu’elle menait aux Treize Vents. La vie à la ferme la tentait beaucoup moins. À l’inverse Béline, qu’aucune force humaine n’aurait pu arracher à son emploi, eut bien du mal à cacher sa satisfaction : Adam rejoignait Élisabeth sous sa houlette et tout était très bien ainsi. D’ailleurs le petit garçon approchait de ses deux ans et, depuis quelques mois déjà, un solide adjuvant de bouillies suppléait à la nourrice dont la production personnelle n’avait plus grand-chose à lui offrir.
Désormais, on mena petite vie dans la belle maison près de l’église de La Pernelle dont les cloches demeuraient muettes. Le vieux M. de La Chesnier s’était éteint quelques mois plus tôt, persuadé de manquer à ses devoirs en abandonnant ainsi son cher Cotentin livré aux forces du mal. Il reposait à présent sous une dalle du chœur où ses amis le descendirent pieusement. Tous les objets et les documents rassemblés par lui durant sa vie et touchant les vaisseaux de M. de Tourville incendiés sous la Hougue un terrible jour de juin 1692 – il y portait un intérêt passionné ! –, il les avait donnés à Guillaume dont il savait bien qu’il en prendrait un soin extrême.
Chaque année, à la date fatidique, M. de La Chesnier disait la messe des morts puis, avec Guillaume, il se rendait à la Chaise du Roi, ce rocher où selon la légende – fausse d’ailleurs – le roi Jacques II d’Angleterre que Tourville et ses navires devaient ramener sur son trône perdu aurait regardé ses anciens sujets incendier tranquillement les vaisseaux que l’amiral français, trahi par la marée après sa victoire de Barfleur, avait dû échouer sur les vases solides de Saint-Vaast pour les réparer. L’Anglais avait murmuré trois mots qui lui valaient à jamais l’exécration des gens du Cotentin et de tous les marins de France : « Mes braves Anglais ! »… alors que ceux-ci exécutaient méthodiquement, à cent contre un, les hommes de l’escadre meurtrie.
Le vieux prêtre trouvait de tels accents pour décrire le grandiose et terrifiant spectacle, les cris des blessés que l’on achevait dans les entreponts où se trouvaient les infirmeries, que l’on aurait pu imaginer qu’il y était. Guillaume, pour sa part, croyait voir s’embraser les huniers de l'Ambitieux devenu vaisseau-amiral depuis la mort sous Cherbourg du Soleil royal, du Gaillard, du Terrible, du Merveilleux, du Tonnant, du Foudroyant, du Saint Philippe, du Souverain, de l’illustre, du Prince, du Magnifique, de l'Entendu et du Courtisan. Il vibrait de la même fureur, de la même indignation et sa haine de l’Anglais s’en trouvait réchauffée.
Cette année-là – 1792 – le grand drame devenait centenaire. Aussi, après être allé plier le genou et dire un bout de prière sur la tombe de son vieil ami, Guillaume rejoignit-il seul le rendez-vous rituel. Puis, aidé de Potentin et de Daguet, il coupa tous les lys et les roses de son jardin, les entassa dans des corbeilles que l’on plaça dans l’une des voitures. Le cocher y attela deux chevaux achetés au comte Hervé de Tocqueville – dont les écuries, assez éloignées des regards de Buhot, étaient encore intactes –, prit les rênes et les trois hommes descendirent jusqu’au port de Saint-Vaast. Là ils n’eurent que l’embarras du choix parmi les barques de pêche : lorsque Tremaine eut annoncé ses intentions, tout le monde désirait les emmener…
Il choisit le cotre de François Pignot, mari de Thérèse, la marchande de poisson qui cachait si bien les prêtres dans ses paniers, mais comme une véritable flottille voulait l’accompagner, il distribua une partie des fleurs à ces hommes aux mains rudes, émus à la pensée de l’hommage que l’on allait rendre à leurs anciens.
Le temps était beau, la mer calme, bleue, pleine ; la marée étale… Presque tous prirent les rames, pourtant François Pignot hissa une voile, une seule. Plus pour le souvenir que pour l’utilité ! Il en fallait si peu pour atteindre le Rhun, le passage entre l’île de Tatihou et la terre ! C’est là qu’avait coulé l'Ambitieux, le vaisseau-amiral.
Arrivé à destination, presque à toucher l’île, Tremaine empoigna un porte-voix et cria :
— Messieurs ! À la mémoire de M. de Cotentin de Tourville, amiral de France, à la mémoire des marins tombés ici même, à la mémoire des vaisseaux sacrifiés pour rien ! Que Dieu les ait en sa sainte garde !
Saisissant les deux pistolets armés qu’il portait à sa ceinture il les déchargea dans l’air bleu. Une acclamation lui répondit et, à son immense surprise, le fort de la Ilougue et celui de Tatihou tirèrent chacun un coup de canon. Puis le bras de mer se couvrit de fleurs…
L’émotion un peu calmée, François Pignot eut un petit rire :
— On dirait qu’ils sont d’accord avec nous les vieux invalides des forts ? Si un corsaire anglais traîne vers les Saint-Marcouf comme c’est leur habitude, ils vont se demander ce qui se passe ! Une fameuse idée que vous avez eue là, Guillaume !
— On parviendra bien un jour à les écarter de nos parages et ça définitivement. Quand les temps seront moins troublés, on essaiera de s’en occuper. En attendant allons tous trinquer à la santé de nos marins passés, présents et à venir !
Ce fut en rentrant aux Treize Vents que Guillaume trouva sur sa table de travail la lettre de Joseph Ingoult…
Il y avait plusieurs mois qu’il ne l’avait vu. Délaissant Cherbourg où la vie lui semblait plate auprès de ce qui ce passait dans un Paris en train de devenir une sorte de chaudron de sorcières, l’avocat, pourvu d’ailleurs d’une fortune assez belle pour ne pas se soucier du lendemain, préférait écouter son cœur plutôt que de s’intéresser à de sordides affaires locales. L’amour – sans espoir d’ailleurs ! – qu’il portait à Mme de Bougainville le poussait à se consacrer à la protection du bonheur de la jeune femme dont il savait cependant combien elle était attachée à son époux. Flore ne quittait guère son château de Suisnes à l’écart de toute agitation et y coulait des jours paisibles auprès de ses enfants sous la protection des deux Suisses réclamés par son époux et de ses jardiniers mais le navigateur passait beaucoup de temps à Paris où il se rendait fréquemment aux Tuileries. L’état où l’on avait réduit la famille royale le navrait et, pour le distraire, il allait causer géographie avec un Roi qu’il aimait bien pour avoir pu en apprécier le cœur généreux et les grandes connaissances scientifiques. Installé à l’hôtel White, rue des Petits-Pères à Paris, où se retrouvaient nombre d’Anglais et d’Américains venus contempler la Révolution en spectateurs et où Bougainville comptait des amis et des habitudes, il surveillait le mari de sa belle et de temps en temps galopait jusqu’à Suisnes pour lui faire son rapport et la rassurer ; ce qui lui valait les regards mouillés et reconnaissants des beaux yeux dont il rêvait. Naturellement, il était souvent invité à de petits séjours… Tout le monde l’appréciait et les enfants l’adoraient.