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— Voilà qui est fait ! dit-il avec satisfaction. À présent, si vous voulez bien me confier le nom de l’homme généreux avec qui vous vous vautrez dans la poussière d’une vieille tour, j’aurai plaisir à lui faire savoir que vous êtes prête à l’accueillir plus confortablement… Moi, décidément, vous ne me dites plus rien ! Allons ? J’attends !

Elle se redressa aussi vivement qu’une vipère qui va frapper, rafla la courtepointe et s’en drapa :

— Ne comptez pas sur moi pour vous l’apprendre ! Oui, je vous ai trompé ! Oui, j’ai un amant mais qui m’a donné l’exemple ? Vous ne saviez que m’engrosser pour pouvoir rejoindre votre maîtresse. Vous ne songiez pas, alors, à me traiter de fille facile. Et dire que j’ai été assez sotte pour reprendre la vie commune avec vous !

— Vous appelez ça reprendre la vie commune ? Vous n’êtes ma femme que de nom…

— Et alors ? Qu’aviez-vous imaginé ? Que j’allais me précipiter dans vos bras dès que vous pourriez tenir debout ?

— En tout cas je n’imaginais certainement pas que vous vous comporteriez comme une catin au risque de couvrir de ridicule cette maison et mes enfants…

— Ils sont les miens aussi. J’espère que vous ne le contestez pas ? Vous en êtes bien le père ?

— Bénissez leurs cheveux rouges ! Sans eux, je vous jetterais peut-être dehors à la minute même.

— Vous iriez jusque-là ?

— Pourquoi pas ? Ne m’avez-vous pas donné l’exemple ?

— C’est vrai. Je… je l’oubliais.

Sa voix devenait douloureuse tout à coup. Elle s’était assise au pied du lit, le tissu brodé serré contre sa poitrine et Guillaume eut l’impression que quelque chose venait de se casser en elle. Il revit soudain la jeune fille en robe grise du souper de Valognes, avec ses yeux tristes et son air contraint. Il éprouva une vague pitié.

— Eh bien ? fit Agnès après un moment de silence. Que comptez-vous faire de moi ?

Guillaume haussa les épaules :

— Je n’en sais rien. Que je le veuille ou non et même si notre mariage a été une erreur, nous sommes liés l’un à l’autre. Vous m’avez donné une famille à laquelle je suis très attaché… Jamais je n’avais imaginé que pareille situation pourrait se produire…

— Par contre vous imaginiez fort bien d’entretenir un second ménage à quelques lieues de cette maison. Pensiez-vous à moi et à nos enfants quand vous en faisiez un à cette femme ? Vous n’avez pas l’air de comprendre que la situation est la même, seulement c’est votre orgueil qui souffre à l’idée que je me suis donnée à un autre !

— On dirait que vous en êtes fière ? Puis-je savoir enfin de qui il s’agit ?

— Sûrement pas ! Vous devrez vous contenter de moi comme victime. Cependant je ne vois aucune raison de vous cacher qu’il sait me rendre heureuse et que je ne regrette rien, bien au contraire ! C’était une belle joie lorsque je rentrais encore chaude de lui de vous retrouver réduit à l’impuissance. Je brûlais d’envie de vous raconter ce que je venais de vivre… avec tous les détails ! Un connaisseur comme vous aurait sûrement apprécié…

Le poing de Tremaine se leva prêt à frapper, à écraser ce visage narquois qui osait triompher avec tant d’impudeur. Au prix d’un immense effort sur lui-même, il parvint à se maîtriser. Son bras retomba le long de son corps.

— Je crois que nous nous sommes tout dit ! déclara-t-il froidement. Je ne sais encore ce qu’il adviendra de nous. Une chose est certaine pourtant : je ne resterai pas auprès de vous un jour de plus. Vous m’avez chassé une fois déjà. Aujourd’hui soyez contente : c’est moi qui m’en vais… Je vous ai fait du mal et vous me l’avez rendu. Peut-être est-ce de bonne guerre. Néanmoins je crois qu’une séparation est nécessaire à l’un comme à l’autre. Pour quelque temps tout au moins ! Demain je partirai pour Paris…

Elle réagit instantanément :

— C’est Joseph Ingoult qui vous appelle ? Une lettre de lui est arrivée aujourd’hui…

— Peut-être.

— Ce n’est pas une réponse.

— Sans doute mais vous oubliez un peu vite le début de cet… entretien. Ce n’est plus à vous de poser les questions.

Elle se leva et se dirigea vers le cabinet où l’on rangeait ses vêtements en repoussant du pied les débris de sa robe. Au passage, elle s’arrêta devant son miroir et s’y contempla en caressant d’un doigt léger les perles de ses oreilles.

— Quel pauvre imbécile vous êtes ! soupira-t-elle. Dire que j’étais fière de ce que vous avez fait tout à l’heure près de Tatihou ! Fière au point de vouloir célébrer avec vous l’événement. J’étais en train de me parer pour vous et vous avez tout gâché. Eh bien, allez donc à Paris, mon cher époux ! Cependant, ajouta-t-elle avec l’étonnante clairvoyance de la jalousie, n’oubliez pas que vous m’avez donné certaine parole ! Et que je ne vous en délie pas…

Décidément, tant d’inconscience était confondante ! Tremaine secoua ses épaules et, tournant le dos à la jeune femme, marcha vers la porte, l’ouvrit mais s’arrêta sur le seuil.

— Quelle pauvre mémoire vous avez, Agnès ! Vous oubliez que vous m’en avez déjà délié. Par personne interposée bien sûr ! Souvenez-vous ! C’était dans la vieille ruine près de la Croix d’Ourville ! Vous n’êtes plus en position d’émettre des exigences, ma chère, et je vous salue bien !

De bon matin, le lendemain, Guillaume se fit conduire par Daguet à la maison de poste de Valognes afin d’y prendre la diligence pour Paris.

Il était à peine parti qu’Agnès sellait elle-même le second cheval restant encore dans l’écurie et prenait, à bride abattue, la direction des hauts de Morsalines. Son visage ravagé par les larmes disait assez qu’elle n’avait pas dormi de la nuit mais c’était sans importance : il fallait à tout prix qu’elle aille parler à Gabriel, seul serviteur qui n’eût jamais songé à trahir sa confiance…

XII

MATIN À MALMAISON...

Lorsqu’il se rendait dans la capitale pour affaires, Tremaine descendait volontiers à l’hôtel du Compas d’Or, rue Montorgueil dans le quartier des Halles. Il aimait cette vieille maison bien tenue – l’une des plus anciennes de Paris – et cependant pleine d’activité puisqu’elle était toujours le point de départ des diligences pour Creil et Gisors. Sa situation, proche du Palais-Royal, centre de la politique, des Messageries Royales dont l’hôtel se trouvait rue Notre-Dame-des-Victoires, et du Boulevard où s’étalait la somptueuse demeure du banquier Lecoulteux, était des plus commodes pour lui. Il y revenait toujours avec plaisir.

À peine arrivé, il posa ses bagages, fit un peu de toilette et se mit à la recherche de Joseph Ingoult. L’hôtel White où logeait l’avocat étant assez voisin, il s’y rendit à pied. Non sans un sentiment de gêne : ce repaire d’Anglais et d’Américains ne l’enchantait guère. Moins encore peut-être l’atmosphère de Paris, sombre et tendue en dépit de la belle lumière de ce vingtième jour de juin et de la douceur du temps. Un peu partout, des gens de mauvaise mine accostaient les passants trop bien vêtus en proférant des menaces. Certains étaient ivres, brandissaient des haches, des piques et de singuliers trophées : un bout de boiserie dorée, une latte de parquet brillante, un bout de miroir, un morceau de soie. Des gardes nationaux fraternisaient avec des Fédérés marseillais fraîchement arrivés et portant avec eux des odeurs d’huile rance et de poussière récoltées au long d’une interminable route.