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Tous ou presque braillaient des chants patriotiques ou proféraient des injures à l'encontre de « Monsieur Veto » et, surtout de « l’Autrichienne ». L’air sentait la poudre, le vin, la sueur et la haine.

Dans le vestibule de l’hôtel White, il y avait rassemblement. Une dizaine d’hommes pressaient de questions Bougainville et Joseph lngoult, tous deux transpirant, sales et visiblement fatigués.

— Que pourrions-nous vous apprendre, messieurs ? disait le navigateur. Vous savez tous que le Roi a opposé son « veto » à deux des trois derniers décrets de l’Assemblée. S’il a consenti à ce qu’on le prive de sa « Garde Constitutionnelle » – ce qui le laisse sans défense ! – il a refusé avec la dernière énergie de signer la déportation des prêtres et la création d’un camp de vingt mille Fédérés devant les murs de Paris. Résultat, ce matin, le peuple des faubourgs conduit par une poignée d’enragés a envahi le château des Tuileries sans que la Garde Nationale lève seulement le petit doigt pour l’en empêcher. Leurs Majestés ont été insultées de la plus grossière façon par ces gens qui ont même osé traîner un canon jusque dans leurs appartements. Heureusement, le sang n’a pas coulé : l’attitude ferme et courageuse du Roi a eu raison de ces gens…

— Il a accepté de signer ? lança quelqu’un.

— Absolument pas ! « Ce n’est, a-t-il déclaré, ni la manière dont on devrait me le demander ni le moment de l’obtenir ! » Finalement, après quelques dégâts au mobilier, ces individus se sont retirés mais nous avons eu très peur.

— Vous y étiez vraiment ? fit une voix féminine.

— Mais oui, Madame ! Avec quelques gentilshommes fidèles nous avons entouré la famille royale, je peux vous assurer que le seul résultat de ce tohu-bohu a été que le Roi accepte de coiffer cet horrible bonnet rouge…

— Et à présent, tout est rentré dans l’ordre ?

— Ou à peu près. Le palais est fermé, à nouveau gardé. Le maire de Paris, M. Pétion, est arrivé naturellement à la fumée des cierges, prétendant qu’il n’était pas au courant. Je dirai que Sa Majesté l’a reçu avec une ironie qui lui a mis le rouge au front. À présent, Messieurs, je vous demande en grâce de me laisser aller faire quelque toilette et prendre un peu de repos…

On lui fit place et il aperçut Guillaume qui écoutait, au dernier rang. Il alla vers lui, les mains tendues :

— Tremaine ! Quelle joie de vous voir !… Mais que venez-vous chercher dans cette galère…

— C’est moi qui lui ai écrit, dit Ingoult en prenant son ami aux épaules pour l’embrasser. Nous avons une affaire importante à régler, ajouta-t-il avec un sourire…

— Eh bien, pour ce soir, je vous abandonne. Je vous verrai demain avant de repartir pour Suisnes. Si les mauvais bruits sont allés jusqu’à ma chère femme, elle doit être dans la dernière inquiétude !

— Si j’ai un conseil à vous donner, reprit Joseph, c’est de rester auprès d’elle. On ne sait jusqu’où peut aller l’audace de ces gens de Marseille et quelques lieues ne représentent pas une protection suffisante… Je sais bien que vous êtes l’homme le plus curieux de la terre…

— Tu l’es au moins autant, fit Guillaume mais on ne peut pas dire que ce soit un défaut. Du moins c’est un défaut utile ! Dormez bien, Monsieur !

Ravi de retrouver son ami, lngoult l’emmena souper chez Méot, qui était le dernier endroit à la mode. Il y avait tout juste treize mois que cet ancien officier de bouche du duc d’Orléans tenait « restaurant » rue des Bons-Enfants, dans un fastueux hôtel jadis construit pour le marquis d’Argenson avec un luxe tapageur : péristyle dorique, salons ornés de glaces, salle à manger à cariatides, plafonds décorés de sujets mythologiques dont l’un peint par Coypel. Tous les raffinements s’y trouvaient, tous les plaisirs aussi. On disait même qu’il y avait, dans l’un des petits salons de Méot, une baignoire que l’on pouvait faire remplir de Champagne pour s’y baigner en compagnie d’aimables personnes habiles à pratiquer des massages qui vous laissaient « revigoré à merveille ». Bien sûr, les prix étaient en proportion mais l’avocat tenait à traiter son ami avec la dernière magnificence.

Après qu’ils eurent choisi parmi les cent plats superbement calligraphiés sur une carte à tranche dorée et les dizaines de vins d’une cave qui, comme celle de l’illustre Beauvilliers et de quelques autres, devait beaucoup aux ventes à l’encan des celliers de grands seigneurs, lngoult, tout en picorant de menus tronçons d’anguilles farcies, attaqua sans plus tarder :

— Ta réponse ne s’est pas fait attendre, constata-t-il avec ce sourire en croissant de lune qui lui plissait tout le visage. Dois-je en conclure que tu as fait un choix ?

— Je n’en suis pas là !… À dire vrai, je ne sais même pas où j’en suis au juste. Pourtant, j’ai eu tout le loisir de réfléchir durant cet interminable voyage dans la malle-poste.

— Et alors ? Tu as posé à ta femme les questions qu’il fallait ?

— Oui. Elle n’a pas cherché à nier la vérité. Nous nous sommes quittés… plutôt fraîchement mais, pour le moment, ce n’est pas cela le plus important. C’est Marie. L’as-tu vue depuis que tu m’as écrit ?

— Aperçue seulement ! Ainsi que je te l’ai écrit, je ne me reconnais pas le droit de la troubler dans la nouvelle existence qu’elle s’est choisie. Elle ignore toujours que tu es vivant…

— Où habite-t-elle ?

— Pas loin d’ici : rue Saint-Anne… que l’on est en train de rebaptiser rue Helvétius. Les habitants du Ciel ne sont plus en odeur de sainteté. Elle y partage un petit hôtel sur cour avec son amie anglaise, miss Helen Williams, une jeune poétesse qui s’est prise de passion pour la Révolution. Une jolie fille, d’ailleurs, mais trop exaltée pour mon goût ! Elle est très liée avec les Girondins et c’est une intime de la fameuse Mme Roland…

Un flot de sang monta au visage de Guillaume qui, sous le coup de l’émotion, devint rouge brique :

— J’ignore à peu près tout des usages parisiens : crois-tu qu’il soit convenable de me présenter ce soir dans cette maison ?

L’avocat releva délicatement ses sourcils et considéra son ami avec un mélange de pitié et d’amusement :

— C’est bien la première fois que je te vois prendre des chemins détournés quand tu as une question à poser. Pourquoi ne me demandes-tu pas simplement si sir Christopher vit avec elle ? La réponse est non : il loge à l’hôtel d’York, rue Jacob ; c’est-à-dire de l’autre côté de la Seine. Je t’ai dit que c’était un gentleman…

— Bon, je l’admets ! Cependant tu n’as pas répondu à ma question : crois-tu que nous pouvons y aller ce soir ?

Pour le plaisir de laisser Tremaine un peu plus longtemps sur le gril, Joseph se beurra une tartine puis renifla :

— Sans être présentés à miss William ? Je ne sais trop… Cependant, elle tient salon, et peut-être…

— Au diable ta miss Williams ! Je veux voir Marie, parler à Marie, tenir la main de Marie : je ne suis venu que pour ça !

Il se levait déjà prêt à fuir cette salle élégante où affluaient de jolies filles délicieusement parées et des hommes d’allure plus austère qui devaient appartenir au nouveau pouvoir. Apparemment, l’agitation des rues ne leur coupait pas l’appétit. Ce n’était pas l’une des moindres étrangetés de cette période : la liberté s’apprêtait à traîner ses ailes lumineuses dans le sang, le pays contraint de se défendre raflait tout ce dont les troupes avaient besoin, dans les faubourgs la misère était aggravée par une pénurie de sucre et de savon ; on y faisait la queue aux boulangeries pour obtenir deux onces de pain par personne et par jour, mais les restaurants à la mode regorgeaient de denrées recherchées, de vins rares !