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— La voilà ! fit Joseph Ingoult d’une voix changée.

À quelque distance des trois hommes et sous l’ombrage mouvant d’une allée de platanes, une femme, la tête penchée sur un livre, marchait lentement, une branche de verdure à la main. Ce rameau représentait l’une des libertés charmantes qu’une maîtresse de maison attentive accordait à ses invités comme d’ailleurs à elle-même : lorsque l’on se promenait dans le jardin et souhaitait ne pas être abordé ni dérangé dans la lecture ou la rêverie, il suffisait de casser une branchette et de la garder au bout des doigts. Marie s’avançait avec une grâce infinie en balançant à peine les plis de sa robe de légère soie noire éclairée d’un grand fichu de mousseline blanche.

Le cœur de Guillaume bondit et il allait la suivre, n’ayant même pas entendu ce que le banquier venait de lui dire, quand Joseph le devança :

— Non ! Laisse-moi ! Je te rappelle qu’elle te croit mort. Il faut la préparer…

Il courut vers la jeune femme qui, en l’apercevant, eut un petit cri de surprise puis, laissant tomber sans plus de façon le livre et le rameau, lui tendit ses deux mains avec un chaud sourire. Pour ne pas gêner son ami, Guillaume se retira derrière la grosse tête ronde d’un oranger en caisse mais sans perdre le couple des yeux. Machinalement Lecoulteux le suivit. Il ne comprenait pas ce qui se passait sous ses yeux mais, au visage tendu de son ami, il pressentait un drame. Là-bas, Marie-Douce et Joseph s’étaient remis à marcher au long de l’allée, l’avocat soutenant légèrement le coude de sa compagne. Ils s’approchaient de la ligne du parterre ponctué d’orangers. Joseph seul parlait ; Marie l’écoutait, la tête un peu penchée sous la masse brillante de ses cheveux qui parurent à Guillaume plus clairs que par le passé. Il put voir aussi que le ravissant visage portait à présent les traces, légères mais certaines, d’un vrai chagrin. Elle était plus menue aussi ou bien était-ce cette robe noire qui la mincissait davantage ? Quoi qu’il en soit jamais elle ne lui était apparue aussi touchante, jamais il ne l’avait tant aimée. Soudain, il entendit son cri :

— Il est vivant ?…

Cette fois, il ne put résister, s’élança aussi vite que le permettait sa légère claudication :

— Marie ! clama-t-il. C’est bien moi !… Je suis là… Me voilà !

Il s’attendait à ce qu’elle courût vers lui et se jette dans ses bras. Au lieu de cela, elle eut un gémissement désespéré, vira sur ses talons et s’enfuit vers la maison comme si le diable en personne la poursuivait. Pétrifié sur place, Guillaume la vit disparaître derrière une porte-fenêtre. Le choc fut si brutal qu’il faillit s’abattre sur le sable. Il vacillait quand Joseph le rejoignit et l’empoigna par un bras.

— Tu ne pouvais pas attendre encore un peu ? reprocha-t-il. Tu lui as fait peur.

— Peur ? Tu veux dire que je l’ai terrifiée ! Mais pourquoi, pourquoi ?

Lecoulteux arriva pour entendre l’interrogation douloureuse. Il prit Guillaume par l’autre bras :

— Venez, Tremaine ! fit-il d’un ton compatissant que personne, sans doute, n’avait encore entendu venant de lui. Vous avez besoin de vous remettre. Allons jusque chez moi ! Tout ceci, va, je l’espère, s’arranger avec quelques explications…

Tandis qu’on l’emmenait, Guillaume se remémora soudain les paroles qu’il n’avait pas retenues tout à l’heure.

— Ne me disiez-vous pas, il y a un moment, qu’il n’y avait pas ici de lady Tremayne ?

— Je l’ai dit en effet mais…

— Alors, sous quel nom connaissez-vous cette dame ?

— Lady Doyle. Elle a épousé la semaine dernière l’un de mes bons amis anglais avec qui je suis en affaires depuis longtemps déjà. Nous avons des intérêts communs en Hollande mais aussi en France où il a toujours aimé vivre. Il possède d’ailleurs une propriété dans le Bordelais qui lui vient d’une grand-mère française.

— Ils sont mariés depuis quand ?

— Quatre jours ! Cela s’est passé ici et dans une grande intimité, bien entendu…

— Quatre jours ! exhala Tremaine. Si seulement j’étais arrivé plus tôt !… Pourrais-je voir cet homme de bien, ce protecteur des belles dames abandonnées ?…

— Ne sois pas sarcastique ! conseilla Ingoult. C’est à toi que tu fais du mal…

— De toute façon vous ne le verrez pas ! Il est parti avant-hier pour Bordeaux afin d’y régler je ne sais quel litige. Il nous a confié sa femme… Tremaine ! J’ai la conviction d’être en train de vous blesser et c’est une chose dont j’ai horreur mais…

— Mais vous n’y comprenez pas grand-chose, n’est-ce pas ?

À cet instant l’abbé Delille reparut. Il tenait par la main un petit garçon de deux ans environ, encore en jupe, et qui trottinait près de lui avec un grand sérieux comme s’il était conscient de l’honneur qu’on lui accordait. Cependant, sa petite silhouette potelée et vigoureuse formait un contraste amusant avec celle fluette, exiguë, légèrement courbée, de l’académicien. Celui-ci rythmait leur marche en fredonnant une chanson. Tous deux semblaient s’entendre à merveille…

— Tenez ! dit Lecoulteux, voilà le fils de lady…

— Ne me dites pas qu’il s’appelle Doyle, lui aussi ?

— Ma foi, je n’en sais rien ! fit le banquier surpris de la violence du ton. On ne présente guère un enfant si jeune. Ici on lui dit Arthur, tout simplement…

Il se tut brusquement, frappé d’une idée soudaine. Son regard alla de la tête du petit garçon dont les cheveux, d’un beau roux foncé, bouclaient serré à celle de Tremaine dont aucun fil blanc n’adoucissait encore la chaude couleur d’acajou. Il eut un léger tressaillement sans pour autant se permettre de commentaire. Il se contenta de murmurer :

— Que puis-je pour vous, Guillaume ?

— Je veux parler à Marie. Sans témoins ! Ensuite je vous le promets, je repartirai…

— Pourquoi tant de hâte ? J’ai besoin de vous moi aussi et votre venue est une aubaine inespérée…

— Soit, je resterai quelques jours à Paris mais, je vous en prie, faites en sorte que je la voie !

Un moment plus tard, Lecoulteux ouvrait devant son ami la porte d’un petit salon donnant directement sur le jardin. Marie était là, assise dans une bergère au coin de la cheminée éteinte. Lorsqu’il entra, elle leva sur Guillaume des yeux noyés de larmes qu’elle épongea très vite avec un petit mouchoir pris dans sa manche mais dans lequel il lut plus de crainte que d’amour :

— Ainsi c’est vraiment toi ! soupira-t-elle. Tout à l’heure, je me suis crue le jouet d’une illusion…

— Dis plutôt que tu as cru voir un fantôme ! Ainsi, nous en sommes là ? Tu as peur…

Elle eut un petit rire nerveux tandis que ses doigts tiraillaient le carré de batiste bordé de dentelle :

— Admets qu’il y a de quoi ! On vient, un jour, m’apprendre ta mort et je crois mourir de chagrin. Je porte ton deuil…

— … mais quelques mois plus tard, tu épouses l’un de tes soupirants. Marie, il faut que nous causions, toi et moi. Il y a, entre nous, trop d’événements inexpliqués ! Et d’abord, qui est ce « on » dont tu viens de parler ? Qui est venu te dire que j’étais mort ?

Tout en parlant, il approchait un fauteuil et s’y installait en posant sa canne contre sa mauvaise jambe qu’il tenait étendue et qu’elle fixa tout à coup :

— Tu boites ?… Il t’est arrivé quelque chose ?

— Une aventure insensée et assez terrifiante en allant te rejoindre certain soir : les deux jambes brisées et j’admets que j’ai failli mourir. Durant des semaines, des mois, j’ai cru que je ne pourrais jamais remarcher mais, par pitié, ne change pas de sujet : qui est venu t’annoncer ma mort ?