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— Une femme de ta famille. Elle m’a dit qu’elle était ta cousine, ta confidente aussi. Je ne me suis pas méfiée : la meilleure preuve n’était-elle pas qu’elle savait où me trouver ?…

— Comment était-elle ?

— Jeune… blonde. Pas vilaine mais pas vraiment jolie ! Assez commune surtout ! Cependant aux détails qu’elle m’a donnés il était impossible de douter qu’elle fût de tes proches. Elle s’appelait…

— Je parie pour Adèle Hamel ? fit Guillaume avec amertume. Et… peux-tu me répéter ses paroles ?

— Les paroles exactes c’est difficile après ce temps… Elle a dit que l’on venait de retrouver ton corps lorsque les eaux d’un bas fond inondé se sont retirées. Que l’on avait eu du mal à t’identifier parce que tu étais à demi dévoré par les loups…

C’était tellement inattendu que Guillaume avala sa salive de travers et s’étrangla :

— Par… les… loups ?… Quelle imagination ! Et tu l’as crue ?

— Oublies-tu que tu avais disparu ? Que pendant des mois nul ne savait plus où te chercher ? Joseph Ingoult et surtout Potentin qui est venu plusieurs fois désespéraient de te revoir jamais. Pourquoi aurais-je mis en doute la nouvelle qu’apportait cette femme ? Elle pleurait… oh ! elle pleurait tellement !

— Elle pleurait surtout parce que Agnès venait de la chasser de la maison. Tu étais sa vengeance : rien d’autre !

— Et qui pouvait m’en avertir ? Selon elle, tu venais d’être enterré à La Pernelle et ta femme au désespoir aurait juré de me faire un mauvais parti si j’osais seulement me montrer à Saint-Vaast. Elle m’a suppliée de m’éloigner si je voulais protéger notre fils…

Incapable de tenir plus longtemps en place, Tremaine se leva d’un bond et se mit à arpenter la pièce, les doigts crispés sur le pommeau de sa canne :

— Cette garce est un vrai démon !… Elle aura des comptes à me rendre lorsque je rentrerai ! Mais revenons à toi ! Tu n’as pas essayé d’en savoir davantage ? Tu aurais pu envoyer Gilles Perrier ?…

— Je n’avais aucune raison de ne pas la croire ! Quant aux Perrier, Gilles et sa mère songeaient à quitter les Hauvenières. Lui venait d’avoir de graves difficultés avec la nouvelle municipalité de Port-Bail. Il avait reçu des menaces et sa mère ne vivait plus : ils sont partis en même temps que moi : eux pour Jersey, moi pour Paris…

— Après avoir vendu tes meubles, ces riens qui étaient nos témoins et que nous aimions ?…

Marie-Douce baissa la tête et Guillaume put voir de nouvelles larmes glisser sur ses joues sans en être autrement ému mais il eut un peu honte lorsqu’elle murmura douloureusement :

— Il fallait bien que nous vivions, Arthur, Kitty et moi… Je n’avais plus du tout d’argent. Souviens-toi que j’avais quitté Londres sans rien emporter ! C’était toi qui nous faisais vivre et…

Soudain il se mit à crier, poussé par cette mère jalousie qui l’étouffait :

— Ne me mens pas, Marie !… Tu n’étais pas seule lorsque tu as réalisé cette vente ! Il y avait un homme avec toi, un Anglais !… Si c’était un ami – et je pense que c’est celui que tu viens d’épouser ! – il pouvait t’aider ? Et d’abord comment était-il là ? Tu l’avais appelé ? Ou alors ta mère l’a envoyé ?… C’est lui ce grand seigneur, ce pair du royaume qui devait te faire comtesse et riche et…

À son tour, Marie se leva et lui fit face. Sous la glaçure des pleurs ses yeux verts étincelaient de colère :

— Cesse de crier !… J’ai horreur que l’on crie ! Tu es là à jouer les inquisiteurs, à m’insulter même comme si tu ne me connaissais pas depuis la nuit des temps ! Tu ne sais rien de ce qu’était ma vie avant toi, tu ne sais rien de mes amis et tu oublies un peu facilement que j’avais tout quitté pour toi, que je m’étais résignée à une vie cachée, presque secrète, pour l’unique bonheur de passer de temps en temps quelques heures, quelques jours auprès de toi… Alors écoute pour une fois ! Je n’ai pas appelé sir Christopher et ma mère ne l’a pas envoyé ! Elle le trouve trop vieux, trop terne, pas assez flatteur pour sa vanité !…

— Qui alors ? le Saint-Esprit ?

— Non… Lorna, ma fille !… Je crois qu’au fond elle m’aime plus que je ne le pensais. Mon absence, mon silence la tourmentaient. Elle est allée voir sir Christopher à qui elle savait pouvoir faire confiance. C’est un homme discret, timide même, mais Lorna n’ignorait pas qu’il m’était très attaché et qu’il ne demandait qu’à m’aider. Elle lui a demandé de me rejoindre…

— Elle savait donc où tu étais ? Tu m’avais dit que tout le monde l’ignorait.

— Raisonne un peu, Guillaume, autrement qu’avec ta colère ! Tu oublies que les Hauvenières ont été héritées par ma mère avant que tu ne les rachètes pour moi. Mes enfants m’ont souvent plaisantée – un peu cruellement parfois ! – sur ce qu’ils appelaient mes goûts de paysanne canadienne, mon ermitage boueux chez les sauvages… Remarque, ma mère n’ignorait pas non plus où je m’étais réfugiée mais elle avait interdit que l’on s’occupe de moi…

— Celle-là, il faudra qu’un jour je m’y intéresse !…

— À quel titre ?… Restait Christopher Doyle et son affection silencieuse. Lorna l’a choisi…

— Et toi tu l’as épousé ! Oh ! Marie, Marie ! Comment as-tu pu faire cela ? Dès que j’ai su où tu étais, je suis accouru ! Je venais pour te rejoindre, te reprendre…

— Et m’emmener aux Treize Vents ?…

Jamais sans doute la voix de Marie n’avait été aussi douce qu’en posant cette terrible question. Elle coupa un instant le souffle de Guillaume mais il se reprit assez vite pour qu’elle n’en eût pas conscience. Laissant tomber le jonc d’ébène, il vint lentement à elle et emprisonna ses épaules dans ses grandes mains :

— T’emmener quelque part ! corrigea-t-il en maîtrisant fermement son mouvement de retrait. Où, je n’en savais rien en réalité. Mais je savais bien que je ne voulais plus te quitter. À présent non plus d’ailleurs ! Mon amour pour toi n’a jamais été aussi grand…

— Je suis mariée, Guillaume… et tu l’es aussi…

— Qu’importe si tu m’aimes toujours ? Mon mariage ne signifie plus rien et le tien pas grand-chose !…

Il resserrait son étreinte et, un instant, Marie s’y abandonna, fermant les yeux pour mieux en savourer l’infinie douceur, ce moment de bonheur pur qu’une heure plus tôt encore elle croyait à jamais perdu mais quand il chercha ses lèvres, elle les refusa et l’écarta d’elle :

— Non, Guillaume ! Il ne faut plus !… Vois-tu, je commençais à retrouver la paix. J’avais moins mal et je pensais qu’il me suffisait d’être patiente, de laisser couler sur moi les jours, les années en attendant que mon souffle s’éteigne et que je puisse te rejoindre là où j’étais persuadée que tu m’attendais…

— Marie !…

— Laisse-moi parler ! J’ai encore à dire !… Tout à l’heure quand Joseph m’a appris la vérité, j’ai senti une joie immense mais elle n’a duré qu’un instant, chassée par la vieille angoisse : attendre, souffrir, espérer, pleurer… Non… plus jamais ça ! Je ne veux plus endurer ce que j’ai enduré.

— Crois-tu que je n’aie pas souffert ? Ce n’est pas notre faute, ma douce, si nous nous aimons tant ! Nous n’y pouvons rien…

— Si, nous pouvons quelque chose !… Être raisonnables enfin !

— Nous ne sommes pas faits pour la raison…

— Nous ne l’étions pas, sans doute, mais moi j’y viens… Je ne suis plus jeune, tu sais ?… Inutile de le nier même si je garde encore les apparences de la jeunesse. Je sais bien ce que me dit mon cœur… et aussi mon miroir quand je le regarde attentivement… Bientôt j’aurai quarante ans. Ce n’est plus l’âge des folies.