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— Je suis plus vieux que toi et cependant je suis prêt à toutes les folies pour toi ! Quant à accepter une vie où tu ne serais plus…

— Ne l’avais-tu pas acceptée quand tu pensais devenir infirme ? Dis-moi la vérité !

— Je te croyais repartie pour Londres et… la seule idée de te mettre en face d’une épave m’était insupportable !

— Que d’orgueil ! Et comme tu me connais mal !…

— Tu aurais aimé me soigner, n’est-ce pas ? Vous rêvez toutes de ça, vous les femmes ! Il y a un peu d’égoïsme là-dedans : c’est tellement sécurisant un homme infirme ! Au moins on sait toujours où il est !… Marie, Marie… si nous ne pouvons pas vivre ensemble, alors mourons ensemble ! Allons nous aimer éperdument au fond d’un bois, d’une campagne, d’une maison et puis partons ! Au moins nous serons certains qu’aucun de nous n’aura à attendre l’autre !

— Tu es fou !… C’est là le pire égoïsme ! As-tu pensé à nos enfants ? Les tiens, sans doute, sont à l’abri mais moi, pour rien au monde – même pour toi ! – je n’abandonnerai mon petit Arthur !…

— Ni ton mari, je pense ? persifla Guillaume avec amertume.

Soudain très grave, un peu sévère même, Marie regarda Guillaume au fond des yeux :

— Ce n’est pas faux ! Je refuse de payer d’une lâcheté et d’une trahison l’amour silencieux, entièrement désintéressé de cet homme bon et généreux.

— Entièrement désintéressé ? Tu es sa femme, non ? Une superbe récompense pour tant de générosité !

— Je l’ai épousé… mais je ne suis pas sa femme comme tu l’entends : il n’oserait même pas me le demander…

Elle se détourna soudain et alla s’abattre plus qu’elle ne s’assit sur un canapé. Puis éclata en sanglots…

— Je t’en supplie, laisse-moi à présent !… Va-t’en !…

Si le mot, venant d’elle, frappa Guillaume comme une balle il n’eut pas le temps de réagir : l’une des portes intérieures s’ouvrait sous une main invisible et le petit garçon de tout à l’heure fit son entrée. Il cherchait sa mère sans doute. Quand il la vit effondrée en larmes sur un siège, il voulut courir à elle mais soudain il vit cet homme inconnu, si grand, si effrayant avec sa figure taillée à coups de serpe crispée par la colère et le chagrin. Ce démon était justement en train de ramasser un bâton par terre, sans doute pour taper sur Maman ! C’était sûrement un dangereux monstre ! Alors, avec un véritable hurlement, le petit bonhomme se rua sur Guillaume dont il frappa les cuisses de ses poings dodus :

— Vilain ! criait-il, vilain !

Guillaume n’essaya même pas de l’arrêter. La femme qu’il aimait le rejetait, son fils le rejetait aussi : c’était dans l’ordre des choses… Il leva sur Lecoulteux qui accourait, attiré par les braillements du jeune Arthur, un regard atone :

— Je rentre à Paris, mon ami. Voulez-vous demander que l’on nous ramène nos chevaux ?…

— Bien sûr ! répondit le financier compréhensif. Nous nous verrons demain ou après ! Souvenez-vous que vous m’avez promis de ne pas repartir tout de suite pour la Normandie…

— Soyez sans crainte… mais ne me faites pas trop attendre !

— Je vous raccompagne, dit-il en enlevant le gamin dans ses bras pour le déposer près de sa mère qu’il essaya d’escalader.

Avec un dernier regard au groupe charmant qu’ils formaient tous les deux, Guillaume sortit du salon. Dix minutes plus tard, il quittait Malmaison…

Au matin du surlendemain, alors que dans sa chambre à l’auberge du Compas d’Or il procédait à sa toilette et achevait de se raser, on frappa à sa porte.

— Qui est-ce ? cria-t-il sans obtenir la moindre réponse. Agacé car il détestait être dérangé dans cette minutieuse occupation et pensant qu’il s’agissait d’une des petites servantes qu’il avait le don de rendre muettes tant il les impressionnait, il posa sa lame et alla ouvrir. Marie-Douce était devant lui.

La rancune qui mijotait en lui depuis quarante-huit heures annihila la joie de la revoir. Attrapant une serviette, il essuya les dernières traces de savon puis s’inclina avec la grâce affectée d’Arlequin :

— Milady Doyle ! Quel bonheur inattendu !…

— Ne sois pas stupide, Guillaume ! fit-elle sévèrement. Je suis venue te demander pardon… et t’offrir quelque chose.

— À moins que ce ne soit de partir avec moi, je ne vois pas ce qui pourrait m’intéresser…

— Ne peux-tu parler autrement qu’à la manière d’un financier ? Ce n’est pas une affaire que je propose. Mais d’abord, permets-moi d’entrer ! Je crains les courants d’air !

Il s’écarta pour la laisser passer, respirant au passage son parfum frais et léger de muguet et d’herbe mouillée. Elle fit quelques pas dans la chambre où régnait le joyeux désordre d’un homme habitué à être servi, se baissa pour ramasser une chemise qu’elle jeta sur une chaise, puis se retourna pour lui faire face et leva les bras afin d’ôter les longues épingles qui maintenaient son grand chapeau de paille garni de rubans bouillonnés qu’elle lança ensuite sur la table.

— Voilà ! soupira-t-elle. Je suis venue te dire que je ne supporte pas l’idée que nous puissions nous séparer de la sorte. L’autre jour j’étais bouleversée mais, à présent, je le suis plus encore !

— Et alors ? Tu as trouvé le moyen de nous libérer l’un et l’autre ? Tu as dit que tu venais m’offrir quelque chose. Quoi ?

— De prendre ce que la vie veut bien nous accorder tout simplement…

— Mais encore ?

— Je devais rester à Malmaison durant toute l’absence de sir Christopher mais, hier soir, je suis revenue à Paris avec mon fils et Helen Williams qui est bien l’amie la plus compréhensive qui soit. Elle et Kitty s’occuperont d’Arthur afin que je puisse passer auprès de toi ces jours que m’accorde l’absence de… mon époux. Est-ce que… est-ce que tu veux bien ?

— Les jours… et les nuits ?

— Non. Rien que les jours ! Chaque soir, je rentrerai rue Sainte-Anne mais je reviendrai chaque matin jusqu’à ce que…

— Jusqu’à ce qu’il soit de nouveau là ?

— Oui… Ne crois surtout pas qu’il s’agit là d’une aumône, d’une espèce de compensation ! Je voudrais que, durant ces heures, nous essayions d’épuiser tout le bonheur qui nous est imparti en ce monde. Je viens à toi pour que tu m’aimes et pour t’aimer afin que plus tard, quand nous serons séparés puisqu’il faudra bien en venir là, nous ayons accumulé tant de souvenirs que nous puissions supporter la vieillesse et attendre la mort en leur compagnie. Ils nous tiendraient chaud au cœur…

À mesure qu’elle parlait, elle s’avançait lentement vers lui et sa voix baissait, baissait jusqu’à n’être plus qu’un murmure lorsque enfin ses mains se posèrent sur la poitrine de Guillaume. Il les enferma dans les siennes pour mieux les y appuyer. Elle était tout contre lui à présent et il laissa s’envoler le souvenir des heures amères qu’il venait de vivre pour goûter l’instant et anticiper déjà toutes ces heures de bonheur qu’elle apportait. Qu’avait-il besoin de répondre à la prière de ces grands yeux couleur de mer ? Il l’enveloppa de ses bras et enfouit son visage dans la masse vivante de la chevelure, les lèvres contre la peau si douce du cou fragile :

— Je t’aime, Marie, chuchota-t-il et ce ne fut qu’un souffle. Je n’aimerai jamais que toi…

Les jours qui suivirent furent des jours d’amour fou vécus dans la chambre banale d’une auberge perdue au cœur d’une ville en proie au délire. Parfois, ils sortaient pour le plaisir simple de courir les rues au bras l’un de l’autre, d’aller manger une glace chez Godet, boulevard du Temple, en écoutant les échos belliqueux d’un orchestre qui s’efforçait d’étoffer ses violons avec des tambours et des trompettes, ou bien de flâner dans les jardins du Palais-Royal, ce cratère bouillonnant où venaient échouer toutes les manifestations sérieuses ou burlesques. Là s’exerçaient martialement les gardes nationaux : les tricornes et les uniformes se mêlaient aux robes claires des filles. Cependant, les bruits de guerre enflaient. On avait proclamé « la Patrie en danger » et dans les carrefours s’élevaient des tréteaux tricolores où des files de jeunes gens allaient s’engager pour opposer leurs forces et leur courage à l’envahisseur autrichien, allemand ou émigré. On fraternisait, on chantait, on buvait aussi beaucoup trop et les deux amants, vite lassés de tout ce bruit, regagnaient l’ombre fraîche de leur chambre pour s’y aimer encore et toujours…