Un jour on apprit qu’au matin du 21 janvier, la tête de Louis XVI était tombée sur la place de la Révolution. Le Cotentin fut saisi d’effroi : on comprenait trop bien que pour avoir osé frapper si haut, les nouveaux maîtres ne reculeraient plus devant rien et que nul ne pouvait plus se dire en sûreté. Les égorgeurs de septembre avaient répandu la terreur, la mort du Roi acheva de démoraliser les cœurs honnêtes et paisibles qui espéraient des temps meilleurs. Dans l’ouest de la France, aux confins de Bretagne, en Mayenne et au sud de la Normandie les paysans se levaient à l’appel de « Jean Chouan » bientôt relayés par les Vendéens qui allaient chercher leurs seigneurs au fond de leurs manoirs pour s’en faire des chefs et marcher à la vengeance contre ceux qui osaient massacrer Dieu et le Roi.
À mesure que s’écoulait la sinistre année 1793, la guillotine installée à demeure en face du pont tournant des Tuileries fit tomber les têtes les plus illustres d’un parti comme de l’autre : après le Roi, la Reine, après les Girondins, la noble Madame Roland et l’héroïque Charlotte Corday. Sous prétexte de patriotisme, les vengeances personnelles s’exerçaient implacablement… À travers le pays, les Représentants en mission, traînant après eux l’instrument de mort, commençaient à exercer leur dictature. Si l’on portait un nom, on ne vivait plus qu’en se cachant. Le temps de la « douceur de vivre » était bien fini.
Aux Treize Vents comme dans tout le Cotentin, la grande affaire était plus la pénurie de blé et de diverses denrées que les discours ronflants et les menaces des Représentants (les gens de Cherbourg mirent proprement à la porte Prieur de la Marne qui d’ailleurs n’était pas bien méchant). Le grain n’arrivait pas, le ravitaillement n’était pas facile et plus que jamais il fallait prendre garde à l’Anglais dont les navires étaient présents tout autour de la presqu’île depuis Jersey qui accueillait « l’Agence royaliste » du prince de Bouillon et de nombreux émigrés, jusqu’aux îles Saint-Marcouf désormais occupées militairement par les navires de Sidney Smith. C’est tout juste si les pêcheurs osaient encore sortir des ports de la côte Est.
Cependant, grâce à la prévoyance de Clémence Bellec, les habitants de la maison Tremaine étaient à peu près nourris et réussissaient à en aider d’autres. On économisait beaucoup, voilà tout !
Ainsi des chandelles dont on usait seulement pour aller se coucher. La belle salle à manger, les salons étaient fermés. On vivait dans la grande cuisine où le feu éclairait et chauffait à la fois. Tout le monde prenait place autour de la longue table en respectant une sorte de protocole auquel Clémence et Potentin tenaient beaucoup : ainsi naturellement Guillaume présidait, face à lui Élisabeth occupant le siège de sa mère. Consciente de l’honneur qui lui incombait, elle remplissait ce rôle avec une étonnante dignité.
Chaque soir, Guillaume passait un moment dans sa chère bibliothèque pour y consigner dans son journal les menus faits de la journée ou les grands événements proches ou lointains. Joseph Ingoult et les Bougainville étaient revenus en Cotentin. Après les massacres de septembre, le marin jugea que Suisnes était encore beaucoup trop proche de Paris. À la suite du 10 août et de l’extermination des Suisses il avait donné à ceux qui gardaient la maison, Foutigue et Pierre, le moyen de regagner leur canton natal. Déguisés par ses soins et bien pourvus d’argent, ils purent quitter la France sans encombre. La famille partit ensuite pour La Becquetière, près de Granville, laissant Suisnes et ses centaines de rosiers à la garde du brave Cochet. Naturellement, le chevalier servant de la belle Flore se fit une joie d’escorter ses amis. Cependant, lorsqu’ils furent à bon port, il n’osa pas s’imposer davantage et, non sans soupirs, reprit le chemin de Cherbourg où il ne tarda pas à s’ennuyer ferme. Aussi le vit-on à plusieurs reprises aux Treize Vents où il se sentait moins seul.
En dépit des exactions dont les Comités de surveillance se rendaient coupables dans les villes – à Valognes l’hôtel du Mesnildot et celui de la marquise d’Harcourt entre autres furent pillés sans merci par le boulanger Hartel, le cordonnier Lebrisez et un certain Longien ! –, en dépit des serviteurs enrôlés de force dans l’armée et des propriétaires jetés en prison, les gens des campagnes réussissaient à garder un certain calme. Ce fut plus difficile après l’affaire de Granville : le 24 novembre 1793, l’armée vendéenne, courant vers la mer afin d’y opérer sa jonction avec les émigrés de Jersey et les Anglais, vint assiéger la vieille ville. Lecarpentier, alors député de la Convention pour le nouveau département de la Manche, accourut de Cherbourg et mit la cité en défense. Une défense farouche où se brisa l’élan de l’armée royale – ce que l’on allait appeler « la virée de galerne » – mais ce fut la fin de tout ce qu’il pouvait subsister d’ordre. Seul régna l’arbitraire surtout lorsqu’une loi institua officiellement le gouvernement révolutionnaire. La police politique tomba aux mains des districts et les prisons s’emplirent. Le paisible Bougainville lui-même se retrouva incarcéré à Coutances.
Par chance on l’aimait bien dans le pays, on en était même assez fier et il n’eut pas trop à se plaindre du régime : les siens pouvaient venir le voir et lui porter quelques douceurs, plus des billets cachés dans leurs souliers… Bien entendu, Joseph Ingoult vola au secours de la bien-aimée après avoir conseillé à Tremaine de ne pas s’en mêler ainsi qu’il en manifestait l’intention :
— Il vaut mieux que tu restes chez toi. Il y a trop de gens qui peuvent avoir besoin de ton aide…
C’était le moins que l’on puisse dire. La menace s’étendait chaque jour un peu plus. À sa grande fureur, Félix de Varanville s’était vu contraint d’émigrer pour éviter d’être emprisonné comme « officier rebelle ». Rose, habituée à assumer seule les responsabilités du domaine, s’était interdit les larmes au moment de son départ. Elle continuait à veiller sur ses champs, ses cultures et sa maison mais on l’entendait moins souvent rire. Naturellement, Guillaume jura de la protéger ainsi que ses enfants, en regrettant toutefois qu’elle eût refusé de venir se réfugier aux Treize Vents comme il l’en priait :
— On n’a encore tué personne jusqu’à présent, déclara-t-elle à son ami, et, mon cher Guillaume, je tiens à mes meubles !
— Si l’une des bandes qui rôdent dans Valognes et aux alentours décide de s’en prendre à eux, j’aimerais autant que vous ne soyez pas brûlée avec eux…
— Rassurez-vous ! j’ai encore de quoi me défendre et je tire juste ! Que l’on pille mon garde-manger, je le veux bien, mais pas la maison de Félix…
Tout ce que Guillaume réussit à obtenir fut l’installation d’une cloche dans l’une des poivrières du petit château : une volée de tocsin et il accourait avec ce qu’il trouverait pour l’aider. En espérant toutefois ne jamais l’entendre : on aimait beaucoup Rose dans la région ainsi d’ailleurs que la vieille Mme de Chanteloup qui, curieusement, ne s’évanouissait plus à tout bout de champ depuis le sac de son hôtel de Valognes : elle en avait ressenti une telle indignation qu’elle s’était senti pousser une âme guerrière et ne parlait plus que de pourfendre à coups de tisonnier quiconque oserait s’en prendre à ses « petits Varanville ». Elle passait la majeure partie de son temps dans la tourelle de la cloche à scruter les environs à l’aide d’une longue-vue de marine appartenant à Félix.