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— Parce qu’il y a encore quelque chose ?

— Oui. Ils les ont obligées à aller jusqu’à la Hougue : ils voulaient les jeter à l’eau mais là, les vieux soldats qui se trouvent encore dans le fort ont ouvert le portail et sorti un canon… On n’est pas trop brave dans cette bande ! On a même pris la fuite en courant et les pauvres femmes ont enfin été secourues…

— Et toi, tu étais où ?

— Ici. Je soignais le vieux Guérin qui s’est démis un bras en essayant de retourner sa barque tout seul mais Sidonie avait tout vu et elle a exigé qu’on m’amène l’une de ces malheureuses…

On était arrivé à la porte de la chambre que Guillaume avait occupée si longtemps mais, la main sur le loquet, Annebrun ne se décidait pas à ouvrir. Guillaume prit feu : son poing pesa rudement sur celui du médecin qui d’ailleurs résista :

— Laisse-moi entrer ! Qui est là-dedans ?

— Tu ne t’en doutes pas un peu ?

Si. Guillaume pressentait ce qu’il allait voir : Anne-Marie, sa chère Anne-Marie Lehoussois, celle « qui n’a jamais été mariée »… La porte s’ouvrit enfin et il put contempler le navrant spectacle de ce bon visage couvert de meurtrissures et qui, sur l’oreiller, semblait celui d’une morte. Sidonie qui la veillait se leva et vint sur la pointe des pieds vers les deux hommes :

— Elle s’est endormie, murmura-t-elle. Ne faites pas de bruit !

— Je ne crois pas qu’elle nous entende, dit Annebrun. Je lui ai donné de l’opium…

Guillaume resta un moment près du lit, les yeux pleins de larmes, regardant dormir sa vieille amie. Sidonie avait recouvert d’un bonnet de lingerie tuyautée le crâne nu mais quelques estafilades dues au rasoir apparaissaient sur le front… Il se pencha et y posa ses lèvres avec une infinie tendresse. Puis, se redressant :

— Est-ce que quelqu’un sait où sont, à cette heure, Adrien Hamel et ses vaillants amis ? Repartis pour Valognes ?

— Même pas ! gémit Mlle Poincheval qui se mit à pleurer. Ils sont chez mon… frère, au cabaret ! C’est leur quartier général…

— Il choisit bien ses clients, votre frère !…

— Il aimerait certainement mieux en avoir d’autres, intervint le médecin. C’est recevoir ces mauvais ou se résigner à voir brûler sa maison…

En manière d’excuses et de réconfort, Guillaume tapota doucement l’épaule de la vieille fille et sortit de la chambre. Revenu dans le cabinet du médecin, il ouvrit sa redingote, découvrant les deux pistolets passés dans sa ceinture. Il tira les armes et les vérifia…

— Tu veux attaquer le cabaret à toi tout seul ? demanda Annebrun.

— Tout seul ? Pourquoi ? L’aventure ne te tente pas ?

— Tu sais bien que si ! dit Pierre en haussant les épaules, mais les bougres sont nombreux et un léger renfort ne nous nuirait pas…

— Sans doute mais à cette heure-ci, ils doivent être ivres à ne plus voir clair ! Allons toujours examiner comment l’affaire se présente chez Poincheval. Nous aviserons selon les circonstances mais une chose est certaine : je ne rentrerai aux Treize Vents qu’après avoir fait payer leur crime à ces misérables.

Le médecin approuva de la tête et ouvrit une armoire pour y prendre des pistolets qu’il chargea soigneusement :

— Allons-y ! dit-il seulement en se dirigeant vers le portemanteau afin de s’habiller pour sortir. Guillaume suivait ses mouvements avec un demi-sourire : l’assistance d’une force de la nature telle que Pierre Annebrun était réconfortante pour ce genre d’expédition…

Quelque chose de plus chaud encore l’attendait au-dehors. Quand les deux hommes sortirent sur le perron, ils virent venir à eux une masse mouvante et noire, impressionnante parce qu’elle avançait en silence. Elle s’arrêta à leur vue et la voix de Michel Quentin leur parvint volontairement assourdie :

— Ah, vous êtes là, Guillaume ? C’est tant mieux ! Je comptais demander au docteur de vous envoyer chercher. Vous savez ce qui s’est passé aujourd’hui ?

— Oui. Nous allions justement nous en occuper et donner à ces gens la correction qu’ils méritent.

— Correction ? Ça ne suffit plus : la vieille Jeanne Harel vient de mourir et Mathilde Dubois ne vaut guère mieux !… Alors c’est d’exécution qu’il s’agit. Vous êtes d’accord ?

— Vous voulez tuer une trentaine d’hommes ? C’est un peu beaucoup peut-être ? fit observer Annebrun.

— Non. Rien que les chefs. Ils sont trois, Guillaume, et parmi eux il y a votre cousin… Vous êtes toujours d’accord ?

— Tout à fait ! Je regrette seulement qu’il n’y ait pas aussi la cousine…

Le rire étouffé du fournier se fit entendre :

— Faut pas rêver, Guillaume ! Celle-là, on n’est pas près de la revoir ! Tâchez de l’oublier pour le moment…

Depuis des mois en effet, Adèle Hamel avait quitté le pays. Peu désireuse d’affronter un Tremaine ressuscité, elle était parvenue à convaincre le représentant Lecarpentier de l’emmener à Paris pour veiller sur son linge, sa maison et lui tenir chaud la nuit à l’occasion. On ne savait trop ce qu’elle fabriquait au juste mais son jumeau laissait volontiers entendre, en se rengorgeant, qu’elle était en train de se constituer un gentil magot… Probablement intouchable dans l’asile qu’elle s’était choisi, elle ne laissait en effet d’autre choix à son ennemi que de l’oublier. Pour un temps tout au moins…

— Quand vous serez prêts, nous irons ! fit Quentin.

— Il me semble que nous le sommes ?

— Dans votre équipement de bourgeois ?… Ôtez vos chapeaux ! Un bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils et de la boue sur la figure, c’est le meilleur moyen de ne pas être reconnus…

La troupe des pêcheurs était en effet invisible. Aucune tache claire ne révélait les visages et Guillaume pensa que cet homme était un vrai chef.

— Un instant et nous vous suivrons…

— Vous ne voulez pas prendre le commandement ?

— Vous vous en tirez à merveille, Michel ! Votre père pourra être fier de vous !

Quelques minutes plus tard, une théorie d’ombres denses quittait le Hameau Saint-Vaast pour rejoindre le cabaret de la Croix-de-Saire, tout récemment rebaptisé l’Huître-Verte. Situé à l’extrémité du port, près de la vieille Corderie, il ressemblait, avec ses petites fenêtres faiblement éclairées trouant les murs écrasés par un énorme toit de chaume, à quelque bête inquiétante tapie dans l’obscurité au bord de la ligne bosselée des roches soutenant la Longue Rive. Aucune lumière ne se montrait à la ronde, sinon les feux allumés sur Tatihou, la Hougue et, là-bas au loin, sur la tour de Gatteville. Aucun bruit non plus dans cette opaque nuit d’hiver sinon le froissement léger du ressac.

À l’intérieur, on pouvait, en approchant, entendre de gros rires, des bribes de chansons salaces mais l’épaisseur des voix disait assez que l’on avait déjà beaucoup bu.

Sur un signe de Michel Quentin, l’un des frères Crespin, le forgeron, se glissa jusque sous une fenêtre pour observer l’intérieur. Il fut vite de retour :

— La moitié dort déjà ! souffla-t-il. Les autres ne nous donneront pas beaucoup de mal…

En effet, tout alla très vite. La porte enfoncée, les hommes noirs n’eurent aucune peine à s’emparer des buveurs assez conscients pour éprouver de la terreur. Effondré sur un tabouret au coin de sa cheminée, le cabaretier, ivre lui aussi, faisait griller deux poissons sur la flamme et ne parut même pas s’apercevoir de ce qui se passait. Seul, Adrien se mit à hurler mais une main brutale le bâillonna…