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— Je n’en doute pas un instant. Cependant je veux éviter que se crée autour de lui une atmosphère de trop grande révérence. Je désire qu’il soit seulement un garçon parmi les autres. Au moins tant que nous serons ici. D’abord pour votre protection, on ne sait jamais quel courant d’air peut s’échapper, atteindre des oreilles malveillantes et causer votre perte à tous ! Alors, si vous le voulez bien, il sera seulement mon neveu, Louis de la Haye-Richemont. Je souhaitais qu’il change son prénom mais il semble y tenir et, après tout, pourquoi pas ?

Potentin, à son tour, venait saluer l’arrivant sans songer un instant à dissimuler sa joie :

— Il y a si longtemps, Monsieur le Bailli ! Nous en venions à croire que vous nous aviez oubliés. Dieu sait pourtant que cette maison aime à vous recevoir !…

— Et que j’aime à y venir, Potentin, et que j’aime à y venir !…

— Monsieur votre neveu est en train de se restaurer à la cuisine. Il n’a pas voulu attendre que l’on mette pour vous un couvert en règle. Lui et notre petite Élisabeth se bourrent de pain, de miel et de lait…

— À cet âge-là, on meurt de faim toutes les deux heures. Au mien aussi, Potentin ! Vous n’auriez pas un petit quelque chose ?

— Mme Bellec est en train de tout préparer. On va vous servir dans la bibliothèque…

Il vira sur ses talons avec une légèreté inattendue qui traduisait bien son contentement intime. Pourtant, au moment de filer vers l’office, il s’arrêta :

— Puis-je demander, fit-il presque timidement, si vous avez de bonnes nouvelles de Mme Agnès ? Nous savons tous ici qu’elle souhaitait vous seconder dans la noble tâche que vous vous êtes donnée…

Le nom de la jeune femme tomba comme une pierre, générant un soudain silence. Plein de remords pour Guillaume qui, envahi d’une gêne soudaine, se sentit rougir : surpris par l’arrivée imprévue du bailli et surtout de l’enfant royal, il avait complètement oublié celle qui, cependant, portait toujours son nom.

— C’est la première question que j’aurais dû poser, avoua-t-il sur un ton d’excuses, mais je ne sais pourquoi…

— Je vous en prie ! coupa Saint-Sauveur dont le visage venait de vieillir de plusieurs années d’un seul coup. Depuis que je suis arrivé, j’ai craint d’entendre ces paroles et d’avoir à y répondre… Il faut pourtant s’y résoudre : Mme Tremaine a voulu accomplir jusqu’au bout le devoir qu’elle s’était assigné. En dépit de moi, je vous le jure ! J’ai tout tenté pour la renvoyer auprès de vous, Guillaume. Et cela je vous supplie de le croire mais je me suis heurté à une volonté inflexible…

— Je la connais aussi bien que vous ! Que lui est-il arrivé ?

— Elle a été arrêtée une heure à peine après notre départ du Temple. Elle cherchait Gabriel qui n’était pas au rendez-vous général. Elle était persuadée qu’il avait mal compris et attendait dans mon ancien logement. Après avoir confié qui vous savez à des mains sûres, j’y suis retourné moi aussi pour la ramener mais j’ai eu tout juste le temps de me cacher dans une encoignure de porte : des sectionnaires l’emmenaient. Ils l’ont conduite à Sainte-Pélagie 7 où elle a été incarcérée. Je ne pouvais rien tenter de plus : la tâche que l’on m’avait confiée m’attendait et je devais partir. J’espère seulement que ceux de nos amis qui se trouvent encore à Paris ont pu s’occuper d’elle… Mon Dieu ! C’est… horrible !

Il vacilla sur ses jambes, visiblement ivre de fatigue. Apitoyé, Guillaume le prit sous le bras pour le conduire à un fauteuil près du feu.

— Je suis certain que vous n’avez rien à vous reprocher ! À présent il faut vous reposer. Sers, Potentin ! Et prépare des chambres…

— C’est déjà fait… Le petit garçon aussi est fatigué : Béline le couchera dès qu’il aura fini son repas…

Il était tard, ce soir-là, et presque tout le monde était couché à l’exception de Potentin qui aidait Clémence à remettre de l’ordre dans sa cuisine, lorsque Guillaume ouvrit son journal dans l’intention d’y noter, selon son habitude, les menus faits de la journée. Pourtant, s’il tailla une plume et la trempa dans l’encre, il ne se décida pas à la mettre en contact avec le papier. Après être resté un moment un coude sur la table et la main en l’air, il reposa la mince penne blanche, se laissa aller sur le dossier de son fauteuil et ferma les yeux. Comment rendre ce qu’il avait entendu de la bouche du bailli, ce récit singulièrement évocateur mais dangereux au cas où sa maison viendrait à être envahie, fouillée par les gens de Buhot ou de Lecarpentier qui, depuis Cherbourg, mettait le Cotentin en coupe réglée ? Même mentionner l’arrivée du bailli et de son « neveu » risquait de conduire à des conclusions périlleuses. Mieux valait sans doute remettre à plus tard : les conjurés s’étaient donné beaucoup de mal pour brouiller les pistes, allant même jusqu’à faire partir, en même temps que le petit roi, un autre enfant en direction de la Vendée et du camp de M. de Charette. Il fallait que le secret fût gardé peut-être pendant des années encore, les ennemis les plus redoutables de l’enfant n’étant pas les plus évidents ainsi que le prouvait l’étrange histoire de l’évasion, œuvre d’une poignée de fidèles mais orchestrée en sous-main par certains des puissants du jour et singulièrement le plus inattendu : Hébert, le sulfureux rédacteur du Père Duchesne, le torchon révolutionnaire qui ne cessait d’insulter en réclamant du sang.

Qui aurait pu imaginer que ce petit homme de trente-six ans propre, toujours soigneusement habillé, bon époux et bon père – noble d’ailleurs par sa mère ! – aimant la bonne chère et les petits salons, pût jouer un double jeu, affichant tant de haine mais cherchant, surtout depuis la mort de la Reine, à préserver ses acquis ? Intelligent, au surplus, Hébert savait bien que la Terreur ne durerait pas toujours et qu’il serait peut-être bon de se réserver une position de repli. Enlever l’enfant du Temple, le mettre à l’abri, s’avérerait peut-être la meilleure garantie pour ses vieux jours…

En 1791, il avait épousé une ancienne religieuse du couvent de la Conception-Saint-Honoré : Marie-Françoise Goupil, Normande d’Alençon comme lui-même et sans doute fille naturelle d’un des plus valeureux généraux de la Révolution. Alexis Le Veneur, vicomte de Carrouges, paya pour elle jusqu’à son mariage la pension du couvent. Il était un parent du bailli de Saint-Sauveur.

Marie-Françoise Hébert était bonne républicaine mais demeurait secrètement attachée à la religion. Ainsi, s’efforçant de gagner des femmes aux idées nouvelles, l’ancienne religieuse de chœur prenait toujours ses citations dans les Évangiles. Cela lui valut d’intéresser l’un des plus fameux conspirateurs du temps : le baron de Batz, descendant de d’Artagnan, financier retors, âme trouble mais déterminée et vouée au sauvetage de la famille royale. C’est Batz, homme-Protée, toujours entre deux déguisements, qui tenta d’enlever Louis XVI sur le chemin de la guillotine, de soustraire sa famille tout entière au Temple, de fomenter avec le chevalier de Rougeville le fameux Complot des Œillets pour arracher la Reine à la Conciergerie.

Hébert savait bien qui était ce gentilhomme prêt à tout pour la royauté et qui s’efforçait, à coups d’agiotages, de pourrir les chefs révolutionnaires. Marie-Françoise, elle, ne connaissait Batz que sous l’apparence d’un certain abbé d’Alençon, homme doux et sans malice, dans le sein duquel il lui arrivait d’épancher ses scrupules et ses états d’âme. C’est cet homme de bien qui servit de lien entre le journaliste et ceux qui s’étaient juré d’arracher de sa prison le fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette.