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— De crainte ? Vous qui avez affronté tant d’ennemis sans compter les tempêtes des océans ?

— De crainte, oui, ma chère amie ! De crainte et de répulsion au spectacle de la populace déchaînée. La foule livrée à ses seuls instincts est effroyable. Je l’ai encore vue à l’œuvre, durant cette période folle que l’on a appelée la Grande Peur. Nous nous trouvions alors dans notre propriété de Suisnes, près de Melun, et j’ai pu constater avec tristesse de quoi étaient capables des paysans pris de panique et assoiffés de vengeance.

Une voix déjà un peu embrumée par la boisson s’éleva alors, inattendue, grinçante comme une fausse note au milieu de ces gens de bonne compagnie.

— Si vous les aviez pas tant pressurés, vos paysans, ils auraient peut-être pas eu envie de se venger ?

C’était Adrien Hamel qui, sans lâcher pour autant le pied du verre auquel il semblait s’accrocher, faisait entendre son opinion.

— Ne dites pas n’importe quoi, Adrien ! intervint Tremaine après avoir lancé à sa femme un coup d’œil sans douceur. M. de Bougainville n’est pas le seigneur du lieu dont il parle. Un simple propriétaire comme je le suis moi-même. Il n’a donc pas de paysans.

— Non, approuva le navigateur, mais j’avais des canons : deux jolis canons de bronze présents du roi Louis XV, après la campagne d’Allemagne, et d’un bel effet dans le jardin. Les gens de Villeneuve-Saint-Georges ont dû craindre que je ne me mette à tirer à boulets rouges : ils sont venus me demander bien poliment de les remettre à leur municipalité. Je ne sais trop ce qu’ils pourront en faire…

— Le jour où ils vous tireront dessus, vous saurez. Vive la Municipalité de… comme vous dites ! s’exclama Adrien en levant son verre avec enthousiasme.

Guillaume se dressa. Son visage semblait plus que jamais sculpté dans du bois :

— Il suffit, Adrien ! gronda-t-il. Vous n’êtes pas ici au cabaret. Alors vous vous taisez ou vous vous retirez !

— Avant le dessert et les liqueurs ? Vous voulez rire ! Donnez-moi à boire et je ne dis plus un mot !

Potentin se précipita. Guillaume se rassit. Il y eut un silence que Joseph Ingoult rompit pour tenter d’arranger les choses.

— Sois indulgent ! Il est naturel que de tels changements montent à la tête de ceux qui les comprennent mal. C’est assez grisant si l’on y réfléchit bien et, rien qu’à Cherbourg, nous en voyons de nombreux exemples.

— Que vous considérez avec indulgence, fit Agnès en déchiquetant distraitement le foie gras que l’on venait de lui servir. Le chanoine Tesson me disait l’autre jour que, dans votre ville qui doit beaucoup au Roi cependant, une sorte de club vient de se constituer sur le modèle de ces Jacobins qui, à Paris, semblent vouloir imposer leurs idées ?

— Les nouvelles vont vite, admira l’avocat en souriant. La chose n’a pas une semaine. Toutefois nos ambitions sont bien différentes de celles des Parisiens. Il s’agit simplement de la « Société littéraire des Amis de la Constitution » et nous souhaitons seulement donner des idées, des informations, expliquer, éclairer des esprits encore peu au fait de la politique…

— … lancer des mots d’ordre ! Je suis persuadée qu’il s’agit surtout de cela, s’écria la jeune femme avec nervosité.

— Ne nous prêtez pas d’intentions malveillantes, chère amie ! Nous n’avons rien oublié de ce que nous devons à Louis XVI… encore que les travaux de la Grande Digue soient interrompus depuis dix-huit mois. Il a toujours droit à notre hommage comme à notre fidélité.

— C’est encore heureux !

Pensant qu’une épouse, même aimante, était parfois une croix bien lourde à porter, Guillaume baissa les yeux sur les poulardes dorées à point que ses deux jeunes valets, Victor et Auguste, venaient de déposer devant lui. Il aimait à découper lui-même et se montrait d’une extrême habileté dans cet exercice qui lui permettait, en les servant, de dire un mot aimable à chacun de ses invités. Mais, cette fois, il planta la longue fourchette dans le dos d’une des volailles, agita de l’autre main un couteau menaçant, puis relevant brusquement les paupières il fit peser sur sa femme un regard lourd de reproches et déclara :

— Mes chers amis, je vous demande excuses pour ces passes de fleuret à peine moucheté qui ne sont pas de mise à un repas de baptême. Peut-être pourrions-nous éviter tout ce qui peut être sujet à division en parlant de choses plus aimables ? Si perdus que nous soyons au bout de notre Cotentin, nous y recueillons tout de même certains bruits, surtout ceux qui touchent la Marine Royale. Ainsi – il préleva avec délicatesse, à l’intention de Mme de Chanteloup, une aile qu’il déposa dans l’assiette qu’on lui présentait – le commandant des forts de la Hougue me disait, ces jours, que le Roi songeait à vous nommer amiral, mon cher Bougainville, ce qui est une preuve nouvelle de son estime.

— Je pencherais plutôt pour une preuve de l’embarras que lui cause la flotte réunie à Brest et qui donne des signes de dissipation. Mon ami d’Estaing a déjà refusé ce périlleux honneur.

— Sans doute parce qu’il ne se sentait pas à la hauteur de la tâche. L’amiral d’Estaing n’est pas un vrai marin. Plutôt un soldat et pour un tel rassemblement de vaisseaux, il faut un homme de mer ayant démontré largement son talent. Je n’en vois pas de meilleur que vous et Sa Majesté me fait sans doute l’honneur de penser comme moi.

— Vous croyez ?

— Je vous le dis sans cesse, mon ami, vous êtes trop modeste, intervint sa femme avec le rayonnant sourire qui était son plus grand charme, Guillaume a raison encore que… je ne sois pas certaine d’apprécier ce grand honneur. Il signifie une nouvelle séparation.

— Brest n’est pas au bout du monde, cousine, dit Rose de Varanville. Et mon cher Félix qui s’y morfond serait très heureux d’y voir enfin un chef à poigne. Il m’écrit que l’esprit de la flotte, travaillé par des meneurs révolutionnaires, l’inquiète… Aïe ! voilà que je vous ramène à ces maudits bouleversements que vous bannissez aujourd’hui, mon cher Guillaume, soupira-t-elle en adressant à son hôte une grimace contrite. Parlons plutôt de ce qui se porte à Paris ! Flore assure que les modistes créent des choses ravissantes.

Le festin s’acheva sans autre incident. Tout au contraire, à mesure que défilaient plats et vins l’atmosphère s’allégeait, devenait plus joyeuse. Adrien, plein comme une barrique, dormait sur sa chaise et ne s’aperçut même pas que l’on sortait de table. Guillaume fit signe à Potentin de s’en occuper mais, en se retournant, il se trouva en face d’Adèle mains jointes et les yeux pleins de larmes :

— Je ne sais que vous dire, mon cousin ! Je suis malade de honte.

Pour une malade elle avait bonne mine, la conduite de son frère ne lui ayant pas fait perdre un coup de fourchette. Guillaume eut un sourire en coin.

— Ne dites rien ! Vous n’êtes pas responsable du comportement d’autrui, d’ailleurs c’est déjà oublié.

— Vrai ? Vous ne nous en voulez pas ?

— Pourquoi vous en voudrais-je ? Allez donc prendre votre café au salon avec les autres. On ramènera Adrien chez vous pendant ce temps-là.

— Merci… oh merci ! J’ai toujours peur de vous déplaire ! Vous êtes un homme tellement…

Tout en cherchant le mot elle voulut prendre sa main mais il la retira :

— Allons, cousine, laissons cela ! J’espère que vous aurez tout de même passé un bon moment. Il faut aller rejoindre les autres…