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Guillaume ne répondit pas ; touché par un pénible pressentiment il regardait ce flot humain d’où surgissait parfois l’éclat sourd et sinistre d’un fer de pique. Les tours médiévales de la Conciergerie qui crevaient les écharpes de brouillard montant du fleuve lui paraissaient plus funestes encore. Elles ressemblaient à un rempart dressé entre les vivants et le royaume des morts.

Debout avec ses compagnons à l’angle du pont à présent entièrement dégagé des maisons qui le bordaient naguère 9 il luttait contre l’envie de se jeter dans cette masse mouvante et haineuse, de s’y frayer un chemin à coups de poing et de frapper, et de frapper jusqu’à ce qu’il atteigne enfin sa femme et puisse la ramener à la lumière du jour… De son côté, Pierre Annebrun couvait des pensées analogues :

— J’ai bien envie d’y aller quand même ! gronda-t-il entre ses dents mais Cormier l’entendit et posa une main péremptoire sur son bras aux muscles crispés :

— Ce serait folie ! Si fort que vous soyez, vous seriez accablé par le nombre. Et pour quel résultat d’ailleurs ? Il suffit d’un peu de patience : dans un moment nous pourrons aller sans danger jusqu’au palais. Et tenez ! Voilà la première charrette qui sort !

En effet, les grilles venaient de s’ouvrir saluées par une clameur féroce et une carriole s’avançait encadrée de gendarmes à cheval et à pied, portant au-dessus des têtes les formes raidies de six personnes, quatre hommes et deux femmes qui se tenaient debout, attachés aux ridelles par la lanière de cuir qui liait leurs coudes ramenés dans le dos. Une autre charrette suivit avec sept condamnés…

Tandis que le lugubre cortège atteignait le pont, Guillaume et Pierre, les yeux agrandis d’horreur, contemplaient ces malheureux que l’on menait à une mort ignoble accompagnés d’insultes, de grasses plaisanteries et de couplets grivois. On leur avait coupé les cheveux ras la nuque, largement découpé les cols de chemise des hommes et le haut des robes des femmes privées de leurs fichus et pourtant, ainsi avilis, exposés, livrés sans défense et sans même l’assistance d’un prêtre à la joie barbare de gens qui ne les connaissaient même pas, ils montraient tous – et c’est l’un des faits les plus étonnants de cette effroyable période car les exceptions furent rarissimes même chez les adolescents ! – une dignité et un courage qui auraient dû forcer le respect. Certains même souriaient avec une nuance de défi. D’autres priaient à haute voix, cherchant à étouffer les railleries sous les paroles sacrées… Tous luttaient pour ne pas trembler sous le froid qui les bleuissait…

Et soudain, comme la première voiture tournait pour s’engager sur le quai de la Mégisserie, Annebrun, le plus grand des trois hommes, eut un cri qui était presque un rugissement :

— Agnès !… Non !…

Hormis ses compagnons, personne ne l’entendit : une bande de sans-culottes à carmagnoles crasseuses venaient d’entamer un « Ça ira ! » tonitruant mais Guillaume lui aussi avait vu. Un même élan jeta les deux hommes en avant et ils faillirent rouler sous les sabots d’un cheval. Les gendarmes à pied les repoussèrent brutalement en leur distribuant des coups de pommeau de sabre :

— Place ! Place donc, imbéciles ! Vous voulez qu’on vous emmène avec eux ?

Blême jusqu’aux lèvres Yves Cormier aida les deux hommes à se relever tout en les attirant contre la muraille d’une maison. Ils étaient tellement bouleversés qu’ils eurent peine à retrouver leur souffle :

— Pour l’amour du Ciel, laissez-moi vous emmener ! On ne peut plus rien maintenant…

— Si ! affirma Guillaume. On peut la suivre… aller jusqu’au bout ! Qui sait si une occasion ne se présentera pas ?…

La seconde charrette était passée et la foule se refermait sur elle. Guillaume et Annebrun prirent la suite, cherchant fébrilement ce qu’ils pourraient faire, l’incident que l’on pourrait créer. C’était chercher l’impossible. Une véritable marée qui semblait dégringoler des toits enneigés, des fenêtres larges ouvertes, se ruait autour de ces misérables attelages. Tous deux savaient au fond d’eux-mêmes qu’ils étaient impuissants, désarmés et que la moindre tentative les conduirait à la mort. Guillaume brûlait de fureur mais c’était Annebrun qui pleurait. Tous deux savaient aussi qu’ils garderaient toujours au fond des yeux l’image triomphante – le mot n’était pas trop fort ! – d’Agnès marchant à la mort. En dépit de ses cheveux massacrés, de sa robe grise cisaillée découvrant ses épaules blanches, ses yeux étincelaient d’un feu orgueilleux. Elle ressemblait à une reine et rien en elle n’évoquait la plus petite crainte. Elle allait mourir pour ce Roi qu’elle avait choisi de servir et elle en était fière.

Par la rue de la Monnaie, la rue du Roule et enfin la rue « Honoré » qui menait droit à la place de la Révolution, le cortège poursuivit son chemin et les deux hommes, le mari et l’amant, suivirent, captifs d’une émotion violente qui les enchaînait à ce char de misère dont Agnès faisait un tremplin vers une gloire qu’elle seule pouvait apercevoir…

La rue, encaissée entre des maisons, s’ouvrit soudain comme un rideau de théâtre, découvrant une place immense où déjà brûlaient des torches car la nuit d’hiver tombait vite. Sur le ciel rougissant où se découpaient les arbres des Champs-Élysées, les deux bras noirs de la guillotine s’érigèrent soudain avec, entre eux, le triangle d’acier qui, par treize fois, allait tomber…

Autour de l’échafaud, les mouvements de foule étaient contenus par des cordons de gardes, dont beaucoup allumaient de nouvelles torches éclairant le plus hideux peut-être du terrifiant spectacle : au pied de l’échafaud, une bande de femmes en bonnets à cocardes et gros collets de laine se tenaient assises sur des bancs, occupées à tricoter tout en bavardant, riant et plaisantant. Ces furies que l’on appelait les tricoteuses n’étaient qu’un ramassis de mégères dont le plaisir suprême consistait à voir couler des flots de sang. Elles saluèrent de grandes acclamations l’arrivée des tombereaux et se mirent à détailler les victimes avec une joie horrible…

Les attelages étaient arrêtés à présent. L’un après l’autre, les condamnés étaient descendus puis hissés sur la plate-forme où les aides de Sanson, le maître-bourreau, s’en emparaient pour les jeter sur la bascule. Par trois fois, le couperet retomba. C’était à présent le tour d’Agnès Tremaine.

Les deux hommes qui tentaient l’impossible pour la rejoindre la virent alors se tourner vers l’homme contre qui elle s’appuyait depuis un moment et lui tendre ses lèvres qu’il baisa passionnément. Guillaume et Pierre le reconnurent en même temps : c’était Gabriel, cause première de sa mort puisqu’elle avait voulu retourner le chercher au soir de l’enlèvement du petit roi. Annebrun, alors, ferma les yeux et Guillaume l’entendit gémir…

— C’est pour lui qu’elle m’a quitté !… Elle l’aimait, lui, alors que je ne lui étais rien…

Bouleversé, Guillaume le prit dans ses bras pour étouffer ses sanglots :

— Tais-toi, je t’en prie ! Tais-toi, mon pauvre ami !

Sans pour autant quitter du regard la progression de sa femme vers l’abominable machine. Il la vit monter le raide escalier mais quand elle apparut sur la haute estrade une voix de femme, une voix démoniaque se fit entendre :

— Je t’avais bien dit que je te ferais pleurer des larmes de sang, Agnès Tremaine !

Galvanisé, Guillaume rejeta le médecin sur l’épaule de Cormier. L’une des tricoteuses s’était dressée, brandissant ses aiguilles comme un poignard. Adèle Hamel dégustait sa vengeance avec une gourmandise féroce.