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Robert Silverberg

Le remissionnaire

« K seize, Logement Omicron Kappa, aleph premier inférieur », j’ai dit au logiciel de service à la porte Alhambra du Mur de Los Angeles.

Les logiciels ne sont généralement pas soupçonneux. Celui-ci n’était pas un logiciel très intelligent. Il mettait à contribution des biopuces super-performantes – je les sentais gigoter et palpiter tandis que le flot d’électrons les traversait – mais le logiciel lui-même n’était qu’un rafistolage. Le genre de camelote typique pour garder les portes.

J’attendais pendant que s’égrenaient par millions les picosecondes.

« Nom, s’il vous plaît, a dit enfin le gardien.

— John Doe. Bêta Pi Epsilon 104324x. »

La porte s’est ouverte. Je suis entré dans Los Angeles.

Simple comme Bêta Pi.

Le mur qui entoure L.A. fait dans les trente, quarante mètres d’épaisseur. Ses portes sont plutôt des tunnels. Quand on considère que le mur entoure entièrement la cuvette de L.A., de la vallée de San Gabriel à celle de San Fernando, où, franchissant les montagnes, il redescend le long de la côte pour boucler la boucle une fois passé Long Beach, et qu’il fait au moins dix-huit mètres de haut et s’enfonce d’autant dans le sol, on commence à apprécier la masse qu’il représente. Que l’on pense à la formidable dépense d’énergie humaine qu’a nécessitée sa construction – à ce qu’il a fallu de muscle et de sueur, de sueur et de muscle. C’est une pensée qui me sollicite beaucoup.

Je suppose que les murs qui entourent nos cités ont été mis là surtout à titre de symboles. Ils soulignent la distinction entre ville et campagne, citoyen et non-citoyen, ordre et chaos, exactement comme le faisaient les murs d’enceinte il y a cinq mille ans. Mais ils servent principalement à nous rappeler qu’aujourd’hui nous sommes tous des esclaves. Impossible de faire comme s’ils n’étaient pas là. Nous vous les avons fait construire, voilà ce qu’ils disent, ne vous avisez pas de l’oublier. N’empêche que Chicago n’a pas un mur de dix-huit mètres de haut et quarante d’épaisseur. Houston non plus. Phoenix pas davantage. Ils se débrouillent avec moins. Mais L.A. est la plus importante des cités. Je suppose que le mur de Los Angeles est une déclaration : Je suis le Gros Fromage. Je suis celui qui est.

Les murs ne sont pas là parce que les Entités craignent d’être attaquées. Elles savent à quel point elles sont invulnérables. Nous le savons aussi. Elles voulaient simplement décorer leur capitale d’une façon un peu particulière. Merde, ce n’est pas leur sueur qui a coulé pour bâtir ces murs, c’est la nôtre. Pas la mienne personnellement, bien sûr. Mais la nôtre.

J’ai vu quelques Entités aller et venir à l’intérieur du mur, préoccupées comme d’habitude par Dieu sait quoi et ne prêtant aucune attention aux humains alentour.

C’étaient des individus de caste inférieure, de ceux qui ont des taches orange luminescentes sur leurs flancs. Je me suis soigneusement écarté de leur passage. Il leur arrive parfois d’attraper un humain avec ces longues langues élastiques, comme une grenouille happant une mouche, et de le tenir suspendu en l’air pendant qu’ils l’examinent avec ces yeux jaunes grands comme des soucoupes. Je n’en fais pas une affaire. On s’en tire sans mal, mais il n’est pas agréable d’être tenu en l’air par quelque chose qui ressemble à un calmar pourpre de quatre mètres cinquante campé sur le bout de ses tentacules. La chose m’est arrivée une fois à St. Louis, il y a longtemps de cela, et je ne suis pas pressé de renouveler l’expérience.

Ma première tâche, une fois à l’intérieur de L.A., a consisté à me trouver une voiture. Sur Valley Boulevard, à environ deux rues du mur, j’ai repéré une Toshiba El Dorado 31 à ma convenance. Je me suis mis au diapason des fréquences de la serrure, me suis glissé à l’intérieur, et il m’a fallu environ quatre-vingt-dix secondes pour reprogrammer son système de pilotage en fonction de mes signaux métaboliques personnels. La propriétaire antérieure devait être grosse comme un hippopotame et probablement diabétique : son taux de glycogène était extravagant et ses phosphines en plein délire.

Pas mal comme bagnole, des reprises un peu lentes mais que peut-on espérer si l’on considère que c’est en 2034 que l’on a cessé de fabriquer des voitures sur cette planète ?

« Pershing Square », lui ai-je lancé.

Elle avait une bonne capacité – peut-être 60 mégabytes. Elle a tout de suite viré vers le sud, a trouvé la vieille autoroute et filé vers le centre. Je comptais ouvrir boutique en cours de route, bricoler deux ou trois rémissions histoire de garder la main, m’offrir une chambre d’hôtel, un bon repas, peut-être engager de la compagnie. Et aviser ensuite. C’était l’hiver, la bonne saison pour un séjour à L.A. Ce soleil doré, ces brises tièdes qui circulaient dans les canyons…

Il y avait des années que je n’étais pas venu sur la côte. Je travaillais surtout en Floride, au Texas, parfois en Arizona. Je déteste le froid. Je n’étais pas venu à L.A. depuis 36. Un bail, mais c’était peut-être intentionnellement que j’avais évité le coin. Je n’en étais pas sûr. Mon dernier voyage à L.A. m’avait laissé de mauvais souvenirs. Il y avait une femme qui voulait une rémission et je lui avais vendu du vent. Il faut arnaquer les clients de temps en temps, sinon on commence à vous juger trop fort, ce qui peut être dangereux ; mais elle était jeune, jolie, pleine d’espoir, et j’aurais pu arnaquer le client suivant plutôt qu’elle, sauf que je ne l’avais pas fait. Il m’est plus d’une fois arrivé de me sentir mal dans ma peau en y repensant. C’est peut-être ce qui m’avait tenu éloigné de L.A. tout ce temps.

À deux ou trois kilomètres du grand échangeur du centre la circulation a commencé à se bloquer. Peut-être un accident, peut-être un barrage routier. J’ai ordonné à la Toshiba de quitter l’autoroute.

Se faufiler à travers les barrages est périlleux et nécessite un travail d’enfer. Je savais que je pouvais probablement duper n’importe quel genre de logiciel à un barrage et certainement n’importe quel flic humain, mais à quoi bon se compliquer l’existence ?

J’ai demandé à la voiture où nous nous trouvions.

L’écran s’est allumé. Alameda près de Banning, m’a-t-il annoncé. Ce qui faisait à vue de nez un long chemin à pied jusqu’à Pershing Square. Je me suis fait déposer à Spring Street et j’ai continué à pied. « Reprends-moi à dix-huit heures trente, j’ai dit à la voiture. Au coin de… hmmm… la Sixième et de Hill. » Elle est partie se garer et j’ai pris la direction du square pour placer quelques rémissions.

Il n’est pas difficile pour un bon rémissionnaire de trouver des acheteurs. On voit ça dans leurs yeux : la colère rentrée, le ressentiment qui couve. Et quelque chose d’autre, quelque chose d’intangible, la vague impression d’avoir gardé un petit reste d’intégrité, qui vous dit tout de suite : voilà quelqu’un qui est prêt à risquer gros pour regagner un peu de liberté. J’étais sur la brèche en moins d’un quart d’heure.

Le premier que j’ai repéré était une espèce de surfer sur le retour, torse puissant et cet air d’avoir été délavé par le soleil. Il y a dix, quinze ans que les Entités ont interdit le surfing – elles ont leurs seines à plancton tout le long du littoral, de Santa Barbara à San Diego, qui pompent les éléments nutritifs dont elles ont besoin, et tout amateur qui essaierait d’aller taquiner les vagues serait aussitôt réduit en bouillie. Mais ce type devait avoir été un sacré champion en son temps. À la façon dont il se déplaçait dans le parc, avec de petits gestes d’équilibriste, comme s’il avait besoin de compenser les irrégularités de la rotation terrestre, on pouvait voir ce qu’il aurait donné dans l’eau. Il s’est assis près de moi et a attaqué son déjeuner. Des avant-bras épais, des mains noueuses. Un ouvrier du mur. Des crispations dans les muscles des joues : la colère en train de frémir juste au-dessous du point d’ébullition.