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Pour la première fois, je comprenais ce qu’avaient dû éprouver tous les bidouilleurs dont j’avais triomphé. Certains devaient se sentir très sûrs d’eux, je suppose, avant de tomber sur moi. Il en coûte davantage de perdre quand on se croit bon. Quand on se sait bon. Quand on est comme ça et que l’on perd, on est amené à reprogrammer entièrement le type de relation que l’on entretient avec l’univers.

J’avais le choix entre deux attitudes. Je pouvais continuer à me battre jusqu’à épuisement et effondrement. Ou je pouvais me rendre tout de suite. Tout finit par aboutir à une alternative du genre oui ou non, ouvert ou fermé, un ou zéro, n’est-ce pas ?

J’ai inspiré à fond. J’avais les yeux fixés en plein sur le chaos.

« Très bien, j’ai dit. Je m’avoue battu. J’abandonne. »

J’ai détaché mon poignet du sien, secoué de tremblements, les jambes flageolantes, et je suis allé au tapis.

Une minute plus tard, cinq flics m’ont sauté dessus, troussé comme une dinde et emmené, mon bras implanté pointant hors du paquet et un bracelet de sécurité m’enserrant le poignet, comme s’ils craignaient que je me mette à pomper des données dans le vide.

Ils m’ont dirigé sur Figueroa Street, sur les quatre-vingt-dix étages du grand bâtiment de marbre noir qui abrite l’administration fantoche de la cité. Je m’en fichais éperdument. J’étais tout engourdi. Ils auraient pu me balancer à l’égout, je ne m’en serais pas soucié. Je n’avais pas subi de dommages – le contrôleur automatique de circuit fonctionnait toujours et affichait un vert bon teint – mais l’humiliation était telle que je me sentais laminé. Anéanti. La seule chose que je voulais savoir était le nom du bidouilleur qui m’avait fait ça.

L’immeuble de Figueroa Street a partout des plafonds de plus de six mètres de haut de façon que les Entités puissent se déplacer à l’aise. Dans ces vastes espaces vides les voix résonnent comme dans une caverne. Les flics m’ont fait asseoir dans un couloir, toujours empaqueté, et m’ont gardé là un bon moment. Des bruits vagues clapotaient dans le passage. J’aurais voulu m’en protéger. J’avais le cerveau à vif. J’avais essuyé un pilonnage de première.

De temps en temps, de monumentales Entités déboulaient dans le couloir par groupes de deux ou trois, marchant sur le bout de leurs tentacules avec cette délicatesse empreinte de bizarrerie qui les caractérisait. Elles étaient accompagnées d’un petit entourage d’humains qu’elles ignoraient complètement, selon leur habitude. Elles savent que nous sommes des êtres intelligents mais elles ne daignent pas nous parler. Elles laissent ce soin à leurs ordinateurs, via l’interface de Borgmann, que son signal se déglingue à tout jamais pour nous avoir livrés. Non que les Entités ne nous auraient conquis de toute façon, mais Borgmann leur a permis de nous marcher sur les pieds beaucoup plus facilement en leur montrant comment connecter nos petits biordinateurs à leurs énormes systèmes centraux. Je parierais même qu’il était très fier de lui ; monsieur voulait simplement voir si son gadget marchait, et tant pis s’il nous réduisait ainsi en esclavage.

Personne n’est jamais arrivé à comprendre pourquoi les Entités sont là ni ce qu’elles veulent de nous. Elles sont venues, point. Ont vu. Ont vaincu. Nous ont réorganisés. Nous ont attelés à des tâches aussi épouvantables qu’insondables. Comme dans un mauvais rêve.

Et il n’y avait aucun moyen de nous défendre contre elles. Telle n’était pas notre impression au début – nous étions sûrs que nous allions leur faire une guérilla d’enfer et les anéantir – mais nous avons rapidement appris à quel point nous nous trompions, et nous leur appartenons pour de bon. Plus personne ne jouit de quoi que ce soit qui ressemble à la liberté à l’exception d’une poignée de bidouilleurs dans mon genre ; et, comme je l’ai expliqué, nous ne sommes pas assez fous pour nous lancer dans la moindre tentative sérieuse de contre-attaque. C’est pour nous une assez grande victoire d’être en mesure de sauter d’une cité à une autre sans avoir à se procurer une autorisation.

Tout ça semblait fini pour moi, à présent. Sur le moment je m’en fichais. J’étais encore occupé à essayer de digérer ma défaite ; je n’avais plus la moindre chance de travailler sur un programme dans la nouvelle vie qui m’attendait.

« C’est lui le rémissionnaire, là-bas ? a demandé quelqu’un.

— C’est lui, oui.

— Elle veut le voir tout de suite.

— Tu penses pas qu’on devrait d’abord l’arranger un peu ?

— Elle a dit tout de suite. »

Une main sur mon épaule ; on me secoue sans brutalité. « Debout, mon gars. C’est le moment de faire causette. Fais pas le mariolle ou tu sentiras ta douleur. »

Je me suis laissé conduire le long du couloir jusqu’à une gigantesque porte, puis dans un immense bureau assez haut de plafond pour qu’une Entité y ait tous ses aises. Je n’ai pas dit un mot. Il n’y avait pas d’Entités dans la pièce, seulement une femme vêtue d’une longue robe noire, assise derrière un vaste bureau tout au fond. On aurait dit un bureau miniature dans cette salle colossale. Un bureau miniature occupé par une femme miniature. Les flics m’ont laissé seul avec elle. Saucissonné comme je l’étais, je n’offrais aucun risque.

« Vous vous appelez John Doe ? » demanda-t-elle.

J’étais au beau milieu de la pièce, en train de contempler mes souliers. « À votre avis ? j’ai répondu.

— C’est le nom que vous avez donné lorsque vous êtes entré dans la cité.

— Je donne des tas de noms. John Smith, Richard Roe, Joe Blow. Pour le logiciel de l’entrée, peu importe le nom que je donne.

— Parce que vous avez mystifié la porte ? » Elle a marqué un temps. « Il faut que je vous dise que ceci est une commission d’enquête.

— Vous savez déjà tout ce que je pourrais vous dire. Votre borgmann a eu tout loisir de se balader dans mon cerveau.

— Je vous en prie. Ce sera plus facile si vous coopérez. Vous êtes accusé d’entrée illégale, d’usage illégal d’un véhicule, d’interfacement illégal consistant, en particulier, à vendre des rémissions. Avez-vous une déclaration à faire ?

— Non.

— Vous niez être un rémissionnaire ?

— Je ne nie rien, je n’affiche rien. À quoi bon, foutredieu ?

— Regardez-moi.

— C’est un gros effort que vous me demandez là.

— Regardez-moi. » Il y avait une curieuse intonation dans sa voix. « Que vous soyez un rémissionnaire ou non n’est pas le problème. Nous savons que vous êtes un rémissionnaire. Je sais que vous êtes un rémissionnaire. » Et elle m’a appelé par un nom que je n’avais pas utilisé depuis très longtemps. Pas depuis 36, pour être exact.

Je l’ai regardée. Étudiée. J’ai eu du mal à croire que je voyais ce que je voyais. Ai senti un flot de souvenirs remonter en moi. Procédé mentalement à un petit travail de montage sur son visage, ôtant quelques rides ici, éliminant un peu de chair là, en rajoutant un peu ailleurs. Effaçant les années.

« Oui, a-t-elle dit. Je suis celle à laquelle vous pensez. »

J’en ai eu le souffle coupé. C’était pire que ce que le bidouilleur m’avait fait. Mais il n’y avait aucun moyen d’y échapper.

« Vous travaillez pour eux ? j’ai demandé.