Elle s’est laissé convaincre. Peut-être était-ce de la curiosité, peut-être autre chose, en tout cas elle s’est branchée sur le réseau informatique et, en un rien de temps, on a amené l’androïde que j’avais rencontré dans le parc, ou peut-être un autre ayant le même visage. Il m’a jeté un regard aimable, sans la moindre lueur d’intérêt.
Quelqu’un est venu enlever le bracelet de sécurité de mon poignet et s’est retiré. Elle a donné ses instructions à l’androïde, celui-ci m’a tendu son poignet et nous avons établi le contact. Et je suis aussitôt parti à l’attaque.
J’étais encore dolent, flageolant, passablement meurtri, mais je savais ce que j’avais à faire et je savais qu’il fallait être rapide sur le coup. Le truc était d’ignorer complètement l’androïde – ce n’était qu’un terminal, qu’une unité – et de foncer sur ce qu’il y avait derrière. J’ai donc contourné le programme propre à l’androïde, qui était astucieux mais superficiel. Je l’ai feinté alors que l’androïde était encore en train de préparer ses combinaisons ; j’ai plongé au-dessous, suis passé instantanément du niveau de l’unité à celui du corps principal et j’ai donné une chaleureuse poignée de main à l’ordinateur central de Culver City.
Dieu du ciel, ça faisait du bien !
Toute cette puissance, tous ces millions de mégabytes tapis là comme autant de squatters, et j’étais directement branché dessus. Bien sûr je me sentais comme une souris sur le dos d’un éléphant. Et c’était très bien ainsi. J’étais peut-être une souris mais cette souris était en train de se payer une balade de première. Je me suis cramponné et me suis élancé sur les ouragans de cette colossale machine.
Et tout en filant, j’en arrachais des morceaux à pleines mains et les jetais au vent.
Le mastodonte n’a rien remarqué pendant un bon dixième de seconde. Ce qui en disait long sur sa taille. J’étais là, en train de lui sortir des paquets de données du ventre, m’en donnant à cœur joie dans l’étripage et le saccage. Et il ne s’en rendait même pas compte, parce que même le plus magnifique des ordinateurs jamais assemblé reste soumis à la vitesse de la lumière, et que, lorsque vous ne pouvez pas aller à plus de trois cents mille kilomètres à la seconde, un certain temps est nécessaire pour que l’alarme soit donnée tout le long de vos conduits nerveux. Ce machin était énorme. Une souris montée sur un éléphant, ai-je dit ? Une amibe sur le dos d’un brontosaure serait une meilleure image.
Dieu sait quels dégâts j’étais capable de faire. Mais naturellement le système d’alarme a fini par entrer en action. Des portes intérieures se sont brutalement fermées, toutes les zones sensibles se sont retrouvées condamnées et un simple haussement d’épaule a suffi à me chasser. Inutile de traîner dans le coin, à attendre d’être pris au piège. Je me suis retiré.
J’avais trouvé ce que j’avais besoin de savoir. Où se trouvaient les défenses, comment elles fonctionnaient. Cette fois-ci l’ordinateur m’avait expulsé, mais il ne serait pas en mesure de le faire la prochaine fois. Je pouvais y pénétrer quand je voulais et écrabouiller tout ce qui me plairait.
L’androïde s’est écroulé sur la moquette. Ce n’était plus qu’une coquille vide.
Des lumières clignotaient sur le mur du bureau.
Elle m’a regardé, saisie de panique. « Qu’est-ce que vous avez fait ?
— J’ai battu votre androïde. Ce n’était pas si difficile une fois pigé le truc.
— Vous avez endommagé l’ordinateur central.
— Pas vraiment. Pas beaucoup. Je ne lui ai fait qu’une petite chatouille. Ça l’a surpris de me voir débarquer dans ses quartiers, c’est tout.
— Je crois que vous l’avez bel et bien endommagé.
— Pourquoi voudrais-je faire ça ?
— La question devrait être : pourquoi vous ne l’avez pas déjà fait. Pourquoi vous n’êtes pas allé foutre le bordel dans leurs programmes.
— Vous pensez que je pourrais faire quelque chose de ce genre ? »
Elle m’a observé. « Je pense que c’est dans vos cordes, oui.
— Eh bien, peut-être que oui. Ou peut-être que non. Mais je ne suis pas homme à me mettre au service d’une cause. J’aime ma vie comme elle est. Un jour ici, un jour là, à faire ce qui me plaît. C’est une vie tranquille. Je ne déclenche pas de révolutions. Quand j’ai besoin d’arranger un coup, je l’arrange juste ce qu’il faut, pas davantage. Et les Entités ne savent même pas que j’existe. Si je leur plante un doigt dans l’œil, elles me le couperont. Voilà pourquoi je ne m’y suis pas risqué.
— Mais maintenant vous le pourriez. »
J’ai commencé à me sentir mal à l’aise. « Je ne vous suis pas », ai-je dit, même si j’avais conscience du contraire.
« Vous n’aimez pas le risque. Vous n’aimez pas vous faire remarquer. Mais si nous vous privons de votre liberté, si nous vous obligeons à rester à L.A. et vous mettons au travail, qu’auriez-vous à perdre, bon sang ? Vous vous infiltreriez tout de suite dans la bête. Vous vous livreriez à vos embrouilles, mais carrément. » Elle a marqué un temps. « Oui. Vous agiriez ainsi. Je le vois à présent. Je vois que vous avez cette capacité et que vous pourriez être mis dans une situation où vous désireriez y recourir. Et alors vous ficheriez tout en l’air pour nous tous, n’est-ce pas ?
— Quoi ?
— Vous régleriez leur compte aux Entités, sûr. Vous arrangeriez leur ordinateur de telle façon qu’elles seraient obligées de l’envoyer à la casse et de repartir de zéro. N’ai-je pas raison ? »
D’accord, elle m’avait percé à jour.
« Mais je ne vais pas vous donner cette chance. Je ne suis pas folle. Il n’y aura pas de révolution, je ne serai pas son héroïne et vous n’êtes pas de la race des héros. Je vous comprends à présent. Il n’est pas prudent de faire joujou avec vous. Parce que si quelqu’un s’y risquait, vous prendriez votre petite revanche sans vous préoccuper de ce qui risque d’en retomber sur la tête des autres. Vous pourriez ruiner leur ordinateur mais ils s’en prendraient alors à nous et nous rendraient les choses deux fois plus dures qu’elles ne le sont déjà, sans que cela vous tracasse. Nous souffririons tous sans que cela vous fasse ni chaud ni froid. Non. Ma vie n’est pas si pénible que j’aie besoin que vous me la mettiez sens dessus dessous. Vous m’avez déjà fait le coup une fois. Je n’ai pas envie de renouveler l’expérience. »
Elle m’a regardé sans ciller. Il m’a semblé qu’il n’y avait plus aucune colère en elle, rien que du mépris.
Au bout d’un instant elle a repris : « Pouvez-vous retourner là-bas et vous arranger pour effacer toute trace de votre arrestation ?
— Oui. Oui, je pourrais faire ça.
— Alors faites-le. Et disparaissez. Fichez le camp d’ici, vite.
— Vous parlez sérieusement ?
— Vous en doutez ? »
Je lui ai fait signe que non. Je comprenais. Et j’ai su que j’avais à la fois gagné et perdu.
Elle a eu un geste d’impatience, comme pour chasser une mouche.
J’ai hoché la tête. Je me sentais tout petit.
« Je veux juste vous dire… quand je vous parlais de mes regrets concernant ce que je vous ai fait autrefois… c’était vrai. De A à Z.
— Ça l’était probablement… Bon, faites votre truc, effacez-vous, et ensuite vous videz les lieux. Je ne veux plus vous voir ici. Ni en ville. D’accord ? Allez, faites vite. »
J’ai cherché quelque chose d’autre à dire mais rien ne m’est venu. Tire-toi tant qu’il en est encore temps, j’ai pensé. Elle m’a donné son poignet et je me suis interfacé avec elle. Au moment où mon implant d’accès a touché le sien elle a légèrement frissonné. Ce n’était qu’un tout petit frisson mais je l’ai remarqué. Je l’ai senti, c’est ça. Et je crois que désormais je le sentirai chaque fois que j’arnaquerai quelqu’un. Chaque fois que la seule idée d’arnaquer quelqu’un me viendra.