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Sigismund Dominikovitch

Krzyzanowski

Le retour de Münchhausen

Traduit du russe par

ANNE COLDEFY-FAUCARD

Postface d’Hélène Châtelain et Vadim Perelmuter

Publié avec le concours du Centre National du Livre

« Collection Slovo »

VERDIER

Collection dirigée par Hélène Châtelain

© Éditions Verdier, 2002, pour toutes les langues

à l’exception des langues russe et allemande,

pour la traduction française et la postface

ISBN : 2-86432-351-6

ISSN : 1159-5337

CHAPITRE I

À TOUT BARON SES LUBIES

Un passant traverse Alexander-Platz. Il tend la main vers les battants sculptés d’un portail. À cet instant, dans les rues rejoignant la place en étoile, les petits vendeurs de journaux, bouches hurlantes :

— Soulèvement à Cronstadt1 !

— La fin des bolcheviks !

Courbant le dos sous le froid printanier, le passant met la main à sa poche. La fouille de part en part : fichtre, pas le moindre pfennig ! Et il ouvre brutalement la porte.

Le voici qui foule à présent l’étendue d’un chemin d’escalier ; à ses trousses, sautant une marche sur deux, une empreinte boueuse.

Au détour de l’escalier :

— Qui dois-je annoncer ?

— Dites au baron : le poète Unding.

Le serviteur fait glisser son regard des chaussures éculées du visiteur au sommet fripé de son feutre roux, avant de redemander :

— Plaît-il ?

— Ernst Unding.

— Un instant.

Les pas s’éloignent. Reviennent. Et le domestique, un étonnement sincère dans la voix :

— Le baron vous attend dans son cabinet. Je vous en prie…

— Ah, Unding !

— Münchhausen.

Les mains se serrent.

— Eh bien… Approchez-vous de la cheminée.

Par quelque bout qu’on les prenne, l’hôte et son visiteur ne se ressemblent guère. Côte à côte, semelles tournées vers le pare-feu : une paire de fins et irréprochables vernis et une autre de bottes boueuses qui, déjà, nous sont familières ; côte à côte, plaqués contre le dossier gothique des fauteuils : un long visage rasé de près, lourde paupière, arête fine et racée du nez et, sous des touffes de cheveux en désordre, un autre aux larges pommettes, bouton rouge du nez, paire de prunelles hérissées de cils.

Les deux hommes observent un instant la danse des étincelles bleues et pourpres dans le foyer.

— Il y a des cigares sur la petite table, dit enfin le maître de maison.

Le visiteur tend le bras ; derrière sa main rampe une manchette froissée à rayures de couleur. Claquement du couvercle du coffret à cigares, chuintement de la petite guillotine contre les feuilles sèches de tabac, puis volute de fumée grise et odorante.

Le maître du logis louche brièvement sur la petite braise palpitante.

— Nous autres, Allemands, ignorons les règles du savoir-vivre même pour la fumée. Nous l’avalons, telle la mousse d’une chope de bière, sans la laisser tournoyer à son aise ni se déposer à l’intérieur de la chibouque. Les gens qui serrent entre leurs dents de courts cigares ont l’imagination tout aussi étrécie. Permettez…

Le baron se lève et s’approche d’une armoire ancienne contre le mur ; la petite clé émet un son aigu, les lourds battants sculptés s’ouvrent largement et le visiteur, suivant son hôte des yeux et du bout incandescent de son cigare, découvre derrière le dos long et maigre du baron, sur l’arrondi des crochets en bois de l’armoire : un vieux pourpoint aux broderies usées, comme on n’en porte plus depuis au moins cent ans ; une longue épée au fourreau élimé ; une pipe recourbée dans un étui semé de perles de verre ; enfin, la tête en bas, pendue par le catogan, une queue de cheval postiche perdant sa poudre.

Le baron décroche la pipe, l’examine sous toutes ses faces et regagne sa place. Un instant plus tard, sa pomme d’Adam fait un bond par-dessus son col, ses joues se creusent pour accueillir la fumée qui rampe de la chibouque vers ses narines.

— Quant au brouillard, poursuit le fumeur entre deux bouffées, nous n’y comprenons goutte, à commencer par le brouillard métaphysique. À propos, vous avez eu raison, Unding, de faire un saut aujourd’hui : je m’apprête, demain, à rendre visite aux brumes de Londres. Et à ceux qui y vivent par la même occasion. Ah ! les tulles blanchoyants montant de la Tamise s’y entendent à décontourer les contours, à voiler les paysages et les visions du monde, à biffer les faits et… bref, je pars pour Londres.

Unding lève les épaules :

— Vous êtes injuste pour Berlin, baron. Nous ne sommes pas si ignorants non plus. On nous a enseigné, tenez… les ersatz, la métaphysique de la fiction.

Mais Münchhausen le coupe :

— Laissons cette vieille querelle. Plus vieille, au demeurant, que vous ne le croyez. J’ai souvenance qu’il y a une centaine d’années, Tieck et moi en avions débattu une nuit entière, en d’autres termes, certes, mais cela change-t-il rien à l’affaire ? Il était assis là, comme vous, à ma dextre et, martelant ses paroles de sa pipe, menaçait de précipiter ses rêves contre le réel et de le dissiper. Je lui rappelai toutefois que n’importe quel boutiquier rêvait également et que si, à la lueur de la lune, une corde évoquait un serpent, elle n’en mordait pas pour autant. Avec Fichte, par exemple, nos disputes étaient bien moins fréquentes : « Docteur, dis-je un jour au philosophe, depuis que le “non-moi” a sauté hors du “moi”, force lui est, souventes fois, de se retourner sur son “d’où”. » Herr Johann me répondit d’un sourire poli.

— Permettez que le mien ne le soit pas autant, baron. Cela ne résiste pas plus à la critique qu’un pissenlit au vent. Mon « moi » n’attend pas que mon « non-moi » se retourne pour le contempler, préférant au contraire se détourner de tous les « non » possibles. Question d’éducation. Ma mémoire n’a pas reçu les siècles en partage. (Il adresse un salut à son interlocuteur.) Néanmoins, je me rappelle et revois notre première rencontre, il y a de cela cinq semaines, comme si c’était hier. Le bois de la table imitant le marbre, le voisinage imprévu de deux chopes et de deux paires d’yeux. Je buvais gorgée sur gorgée ; quant à vous, sans effleurer le verre de vos lèvres, vous étiez là et, de temps à autre, sur un signe de tête de votre part, le garçon remplaçait le verre intact par un autre qui, à son tour, demeurait intouché. Quand l’ivresse m’eut assez brouillé l’esprit, je vous demandai ce que vous recherchiez dans une bière et un verre, si vous ne buviez pas. « Je regarde crever les bulles, répondîtes-vous, et lorsque toutes ont éclaté, force m’est de commander une nouvelle dose d’écume. » Bon, à chacun ses amusements. Moi, ce qui me plaît dans ce liquide, c’est son côté frelaté, son côté ersatz. Haussant les épaules, vous me regardâtes des pieds à la tête – je tiens à vous le rappeler, Münchhausen – comme si j’eusse été à mon tour une bulle échouée sur le bord de votre chope…

— Vous n’avez pas la mémoire tendre…

— J’ai la mémoire que vous voudrez : dans mon cerveau tourne encore le manège bariolé qui s’ébranla alors, près de nos chopes rapprochées. Nous parcourûmes avec vous mers et continents, à une vitesse dépassant la rotation terrestre. Et quand, pareil à une balle de tennis entre deux raquettes, ballotté de pays en pays, du passé au futur, puis renvoyé dans le passé, je demandai, inopinément sorti du jeu « qui êtes-vous donc, comment avez-vous eu assez de vie pour tant de pérégrinations ? », vous vous présentâtes à moi avec un salut courtois. À bière frelatée, ivresse frelatée et confuse, les réalités éclatent comme autant de bulles et les phantasmes s’insinuent à leur place. Vous secouez ironiquement la tête ? Eh bien sachez, Münchhausen, entre nous, que le poète en moi est prêt à croire que vous êtes bien vous, mais que l’homme de bon sens…