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Le conteur parcourt du regard le cercle des sourires et poursuit :

— Après cela, le nez de monsieur Diderot s’allongea, comme s’il se le fût coincé dans sa tabatière, juste avant la plus exquise des prises. Accoutumé d’être à tu et à toi avec la vérité comme avec la tsarine, le sage de Paris se retrouva laissé pour compte, en tête-à-tête avec la première. Une société, ma foi, convenant parfaitement à ce genre de parvenu5 ! Le pauvre n’ayant pas de quoi regagner ses pénates, force lui fut de vendre, pour quelques centaines de livres, sa bibliothèque ; l’impératrice en fit l’acquisition. Le lendemain, reçu par Sa Majesté, je lui présentai le cahier dans lequel je relatais mes voyages et aventures. L’ayant lu, elle dit : « Cela vaut toutes les bibliothèques. » On m’alloua un domaine de cent mille âmes. Souhaitant me reposer des flatteries de la Cour et de certaines circonstances que je tairai ici, me bornant à noter au passage que je n’ai point le goût des femmes trop en chair, je partis visiter mes nouvelles possessions. Étrange, vous dirai-je, est le paysage russe : au milieu d’une plaine, tels des champignons cachés sous leur chapeau, une petite famille d’isbas chauffées à la noire6, le toit posé à la va-comme-je-te-pousse ; on y pénètre et on en sort par ce qui sert de cheminée, en même temps que la fumée ; des puits surmontés, à Dieu sait quelle fin, de longues barrières et souvent situés, de surcroît, à l’écart des routes ; des bains qui, à la différence des minuscules masures, comptent jusqu’à six étages portant ici le nom de « planches ». Mais je m’éloigne de mon sujet. Perdu dans l’étrangère immensité, je songeais fréquemment à mon Bodenwerder natal : accents circonflexes pointus de ses toits de tuile, vieilles lettres à demi effacées des devises inscrites en noir sur la chaux blanche des murs. La nostalgie me précipitait dans une errance fiévreuse, à seule fin de tuer le temps, le fusil à l’épaule, à travers marais et roseaux ; jamais ma gibecière n’était vide et ma gloire de chasseur – on en trouvera quelque écho dans mes Mémoires, mais à quoi bon répéter ce que le moindre écolier sait par cœur ? – ne tarda pas à courir des rivages de la mer Blanche à ceux de la Noire. Bécasses et perdrix, toutefois, furent bientôt remplacées par les Turcs. Oui, oui, la guerre fut déclarée aux Turcs et force me fut de remiser ma carabine à son clou et, pour parler figurément, d’armer ces mains que vous voyez là de deux cent mille fusils, sans compter le bâton de feld-maréchal que, eu égard à mes relations passées avec la tsarine, je n’avais pas cru possible de refuser. Dès la fin du premier combat, nous ne vîmes plus rien que les dos ennemis. À la bataille du Danube, je pris mille, non, deux mille canons ; il y en avait tant que nous ne savions qu’en faire et, pour occuper nos instants de loisir, tirions avec sur les moineaux. Par une de ces accalmies entre deux combats, je fus appelé de la Stavka7 à la capitale où l’on devait me remettre les insignes de l’Ordre de saint Basile le Bienheureux, se composant de quatorze croix d’or et de diamant. Les bornes des verstes défilèrent devant mes yeux plus vite que les rayons des deux roues de mon équipage, vers lesquelles, perché sur mon siège, je penchais parfois dangereusement. Entrant dans la capitale sur des essieux fumants, j’ordonnai de ralentir la course des chevaux et, soulevant mon tricorne, passai devant la foule qui, venue à ma rencontre, était massée jusqu’au palais. Saluant de droite et de gauche, je remarquai que tous les sujets de Russie étaient nu-tête. J’y vis d’abord une manifestation naturelle des sentiments du peuple envers le triomphateur que j’étais ; mais, une fois achevées la cérémonie et la litanie des félicitations, ces gens, malgré le vent froid qui soufflait de la mer, demeurèrent sans couvre-chef. Cela me parut quelque peu étrange ; je manquais toutefois de temps pour mener l’enquête. Les verstes se remirent à défiler et je retrouvai bientôt les beaux alignements de mes troupes, rangées pour accueillir leur chef. En m’approchant je vis qu’elles aussi allaient tête nue. « Couvrez-vous », commandai-je, mais, ventrebleu!… mon ordre resta sans effet. « Qu’est-ce que cela signifie ? » demandai-je, tournant un visage furieux vers mon aide de camp. « Cela signifie, répondit-il, effleurant de ses doigts tremblants son crâne nu, que nous avons tiré tous nos chapeaux à l’ennemi, Votre Haute-Excell… »

Au cours de la nuit, je fus réveillé dans ma tente de feld-maréchal par une idée soudaine. Je me levai, me vêtis et, sans réveiller mes ordonnances, gagnai les avant-postes ; deux mots brefs – un mot de passe et un mot d’ordre – m’ouvrirent les portes du camp turc. L’ennemi n’avait pas eu le temps d’émerger des coups de chapeaux tirés sur lui que, déjà, j’avais atteint sans encombre les portes de Constantinople ; or, nombre de tirs ayant porté trop loin, tout, là aussi, jusqu’au faîte des toits, avait été bombardé d’une grêle de coups de chapeaux. Au palais du sultan, je me fis connaître et obtins aussitôt une audience. Mon plan était d’une simplicité extrême : racheter tous les chapeaux qui ensevelissaient les troupes, les populations, les rues et les routes. Le sultan Mahmud était lui-même bien embarrassé de cette avalanche de couvre-chefs, ce qui me permit de les acquérir à vil prix. Entre-temps, l’automne avait tourné à l’hiver et le bon peuple de Russie, demeuré sans chapeaux, se gelait, s’enrhumait et se rebiffait, brandissant la menace de soulèvements et d’un nouveau Temps des Troubles8. Le gouvernement ne pouvait guère compter non plus sur les notables : les têtes chauves des sénateurs gelaient au premier chef et leur ardent amour du trône se refroidissait notablement chaque jour. Je chargeai alors navires et caravanes de mes chapeaux, puis, au travers de pays neutres, les acheminai vers la Russie aux myriades de têtes ; la marchandise partait magnifiquement et, plus le mercure descendait dans les thermomètres, plus les prix grimpaient. Des millions de chapeaux eurent bientôt retrouvé leurs crânes et je devins l’homme le plus riche de la Turquie ruinée par la guerre et les contributions. Cependant, je m’étais lié avec le sultan Mahmud et je décidai d’investir mes capitaux dans l’œuvre de reconstruction de son pays. Les intrigues de palais contraignirent néanmoins le sultan à changer de résidence, avec moi et son harem : nous partîmes pour Bagdad, cité riche, sinon d’or et d’argent, du moins de contes et de légendes. De nouveau, je ressentis le mal de mon lointain Bodenwerder, certes indigent mais si cher à mon cœur. Quand je priai mon ami couronné de me laisser regagner ma patrie, le sultan, les larmes roulant dans sa barbe, répondit qu’il ne supportait pas les séparations. Alors, désireux, dans la mesure du possible, de raccourcir le temps de celle qui nous attendait, car je ne pouvais vivre sans revoir, fût-ce de loin en loin, le foyer de mes aïeux, je résolus de relier Bodenwerder et Bagdad par des parallèles d’acier : des rails. Ainsi germa le projet du chemin de fer de Bagdad dont la réalisation, hélas, se ferait longtemps attendre. Nous commençâmes les travaux, mais…