CHAPITRE V
LE DIABLE ET SON TRAIN
Cependant, comme les cordons de salpêtre propagent la flamme, les lignes de la Münchhauseniade transportent le nom soudain ressurgi de bougie en bougie et, bientôt, enrubannée de clinquant et d’un entrelacs de guirlandes, la presse internationale, tel un sapin de Noël, se pare de flammèches jaunes. Passent une semaine et une autre, un mois, et le nom du baron se retrouve à l’étroit dans les pages des journaux : quittant d’un bond son cadre de papier, il escalade les colonnes publicitaires, scintille, lettres de feu sur les réclames, projeté sur l’asphalte des rues, les briques et le fond plat des nuages. Les affiches proclament : Le baron de Münchhausen, retour du Pays des Soviets, fera un compte rendu de son voyage dans la grande salle de la Société royale, à Londres. Les caisses sont prises d’assaut mais seuls les élus sont admis à l’intérieur du vieil édifice de Picadilly.
À l’heure dite par les affiches, Münchhausen paraît sur l’estrade, lèvres tranquillement closes ; cependant, entre les deux petits angles de son col amidonné, sa pomme d’Adam tressaute légèrement, pareille à un bouchon résistant péniblement à la pression du champagne. Une longue salve d’applaudissements de la salle pleine à craquer contraint le conférencier à attendre, tête baissée. Enfin, les applaudissements s’apaisent. Coup d’œil circulaire de l’orateur : à proximité de son coude, le verre et la carafe d’eau ; à gauche, l’écran pour la lanterne magique ; appuyée à l’écran, une baguette vernie évoquant un bâton de maréchal démesurément allongé. Et, partout, à gauche, à droite, devant, prêts à boire ses paroles, des centaines et des centaines de pavillons auditifs ; bien que de marbre, Newton et Cook eux-mêmes, pointant le nez hors de leur niche, semblent prêts à écouter l’exposé. Or c’est à eux que le baron Hieronymus de Münchhausen adresse ses premières paroles.
I
— Si, naguère, le capitaine Cook, parti découvrir les sauvages, fut par eux dévoré, ma voile connut pour sa part des vents plus favorables : vous le voyez en effet, ladies and gentlemen, je suis sain et sauf (léger mouvement dans la salle). Le grand mathématicien britannique – l’orateur tend le bras vers la niche de Newton – en observant la chute d’une pomme décrochée de sa branche, calcula le mouvement du sphéroïde baptisé « terre », gigantesque pomme lui aussi, jadis arrachée au soleil ; à entendre résonner, la nuit, à tous les coins de rue de Moscou et dans toutes les bouches, le chant révolutionnaire de La Petite Pomme9, je tentais chaque fois de comprendre jusqu’où cette pomme avait roulé, et surtout où, au bout du compte, elle s’était arrêtée.
Mais venons-en aux faits. En partance pour un pays dans lequel tous, du commissaire du Peuple à la cuisinière, dirigeaient l’État, j’étais résolu, d’une façon ou d’une autre, à éviter la douane russe : j’avais en poche, pour ne rien dire de l’intérieur de ma tête, des mots qu’il valait mieux éviter de montrer. Je n’entrepris rien jusqu’à Eydkuhnen. Toutefois, quand le wagon dans lequel je me trouvais eut traversé un minuscule État-tampon et s’apprêta à donner de ses propres tampons dans la frontière de la RSFSR, je décidai de prendre le chemin des écoliers. Vous n’ignorez pas sans doute, ladies and gentlemen, qu’au temps de ma jeunesse folle, je savais monter non seulement les chevaux sauvages mais aussi les boulets de canon. Hormis le contenu de mes poches, je ne possédais pas le moindre bagage et j’eus tôt fait d’atteindre une de ces forteresses frontalières qui pointent leur artillerie sur la Fédération. Apprenant qui j’étais, l’aimable commandant de la place, dont le nom commençait en « Pszcz », voulut bien mettre à ma disposition une malle d’acier de dix-huit pouces d’épaisseur. Nous gagnâmes une plateforme de béton qui supportait péniblement un énorme monstre d’acier dressant vers le ciel une longue trompe rectiligne. Sur un signe du commandant, les artilleurs me chargèrent pour le tir : la culasse du canon s’ouvrit, un chariot s’en approcha portant la malle conique. Choc de l’acier contre l’acier, puis le commandant salua : « Le bagage est avancé, nous prions le passager de s’installer. » Le canon abaissa sa longue trompe, tel un éléphant auquel des enfants eussent tendu des gâteaux à travers les barreaux de sa cage, je sautai sur le rebord et, soucieux de ne point manquer mon coup, j’examinai soigneusement la gueule béante. La mâchoire de fer remonta lentement et Pszcz ordonna : « Pièce zéro-zéro-zéro, pointez monsieur le baron sur la RSFSR… Feu ! » Alors, fermant les yeux, je sautai. Étais-je déjà arrivé ? Hélas non, car, rouvrant les yeux, je ne vis que les trognes souriantes des Pszcz. Oui, force me fut aussitôt d’admettre qu’il était impossible de passer outre la technique ; les phantasmes eux-mêmes en sont incapables et il est moins aisé de chevaucher un obus d’aujourd’hui que nos bombes pataudes d’antan. Ce n’est, je le confesse, qu’après deux tentatives infructueuses, que je parvins enfin à chevaucher le vrombissant acier. Pendant une dizaine de secondes, l’air siffla à mes oreilles, voulant à toute force me jeter bas de mon obus ; mais, cavalier émérite, je serrai fermement entre mes genoux ses flancs ronds et brûlants, et ne les lâchai pas jusqu’à ce que l’impact du sol ne vînt mettre un terme à mon vol. Le choc fut si violent que je rebondis comme une balle, puis retombai, rebondis encore, avant de sentir enfin que j’avais atterri. J’examinai les alentours et m’aperçus que, par bonheur, ma trajectoire s’était achevée dans une meule de foin pointant d’un marécage ; certes, la meule était partie en miettes, mais de petites mottes d’herbe sèche, tels des ressorts, avaient amorti ma chute, m’évitant d’y laisser la vie et m’épargnant des contusions.
La frontière était donc derrière moi. Bondissant sur mes pieds, je parcourus l’horizon du regard, à cent quatre-vingts degrés. Une plaine en friche, unie. Le plafond bas des nuages, simplement étayé, quelque part au loin, d’une dizaine de petites colonnes de fumée. « Un hameau », me dis-je et je me dirigeai vers la fumée. Bientôt, des maisons surgirent à leur tour de terre. Une fois à portée de voix, je distinguai, à la lisière du village, des silhouettes humaines allant de maison en maison, mais je me gardai bien de les héler. Ayant, comme moi, achevé sa trajectoire, le soleil dégringolait vers la terre ; des feux s’allumaient dans le village perdu qui exhalait une odeur de viande brûlée, de longues ombres noires rampaient à ma rencontre et je retenais malgré moi mes pas, en songeant : convient-il que le plat se hâte vers le dîner ? La situation était délicate : je n’avais personne pour me renseigner, personne à qui demander conseil. Un autre, à ma place, en eût été désemparé ; toutefois, je n’étais pas venu chercher des conseils au Pays des Soviets10 et, après un instant de réflexion, je sus quelle conduite tenir.