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Il se trouve que mes bottes avaient été retaillées dans une vieille paire de chasse possédant certaines particularités. Il y a de nombreuses années, ayant perdu mon chien favori – ainsi que je l’ai relaté dans mes Mémoires – et bien décidé à ne plus infliger à mon cœur le poids de nouveaux attachements infailliblement gros de douloureuses pertes, je me mis à chasser sans chien. Après tout, de bonnes bottes bien dressées peuvent avantageusement s’y substituer – si, si, je vous l’affirme ! – et, au pénible et vain souvenir de mon chien défunt étant venue s’ajouter une vieille douleur rhumatismale, je m’attelai, avec la patience et l’obstination inhérentes à toute la lignée Münchhausen, au dressage de mes bottes de chasse. J’obtins au bout du compte d’assez bons résultats et mes promenades solitaires, carabine à l’épaule, se déroulèrent désormais comme suit : parvenu en un de ces lieux marécageux où le gibier pullule, je retirais mes bottes et, les plaçant le nez dans la direction souhaitée, je leur disais : « Cherche ! Cherche ! * » Elles, de marcher, guillerettes, de motte en motte, le cuir froufroutant contre les roseaux, et de lever le gibier. De mon côté, tranquillement assis au sec, je n’avais plus qu’à appuyer sur la détente. Le gibier me tombait littéralement dans les bottes. Suivait un bref : « Apporte ! * » et les bottes dressées s’en revenaient présenter humblement leurs tiges de cuir aux pieds de leur maître.

De même, cette fois-là : retirant mes bottes, je les plaçai le nez vers le village et… « Cherche ! * ». Engourdies par les quelques jours passés dans le wagon de chemin de fer, les bottes n’en partirent pas moins d’un bon pas en direction des feux. Elles allaient, dressant leurs brides d’oreilles, tantôt fièrement tendues, tantôt accroupies en accordéon, avec des mines de conspiratrices prudentes et expérimentées. Je les suivis du regard jusqu’au village. Et ce fut l’imprévu : un groupe d’hommes, remarquant une paire de bottes marchant sur eux, prit ses jambes à son cou en poussant des cris de terreur. Une soudaine pensée m’éblouit : j’avais oublié que je me trouvais au pays de l’obscurantisme ; qu’adviendrait-il donc, si ma paire de bottes réussissait à semer la panique dans ce village, puis dans le village suivant et celui qui viendrait après, et que nous avancions, mes bottes et moi, poussant devant nous une nuée de paysans ignorants et crédules qui, balayant les villes sur leur passage, répandant sur la multitude un antique et chimérique effroi, déferleraient au-delà de l’Oural ? Alors, renfilant mes bottes en les tirant par les oreilles, j’adresserais au monde, du premier trou perdu venu – un quelconque Krasnokokchaïsk –, ce radiogramme : « Ai pris la Russie à pieds nus. Inutile envoyer renforts. »

Aussitôt, soucieux de pousser mon avantage, je bondis sur mes pieds, prêt à user jusqu’au bout de mon stratagème, dussé-je accumuler ampoules et durillons. Mais la situation connut un brusque revirement : le hameau qui, jusqu’alors, semblait battre en retraite, se hérissa soudain de fourches et d’épieux, puis, horde sauvage, lança la contre-attaque, sus à mes bottes. Celles-ci tentèrent bien de tourner les talons… trop tard ! Se signant de ses centaines de mains et brandissant ses fourches, la horde hurlante les encercla. Ensuite, tout se tut et je ne pus voir ce qui se tramait à l’intérieur de cet encerclement humain. M’approchant autant qu’il était possible de mes bottes captives, j’ouis les échos d’une dispute à plusieurs voix, qui ne tarda pourtant guère à céder le pas au lent débit d’un vieillard. Tous écoutèrent sans broncher, puis se dispersèrent, ne laissant sur les lieux que le vieil homme qui, retirant ses chaussons de tille, enfila tranquillement mes bottes. J’attendis qu’il se fût chaussé et, caché dans l’herbe haute, je sifflai doucement (au son de ma voix, les bottes se tournèrent dans ma direction) et criai : « Apporte*. » Le vieillard voulait à toute force leur faire prendre le chemin de son isba, mais ouiche ! enserrant ses vieilles jambes, elles l’emportèrent allègrement dans la direction opposée. S’agrippant aux herbes, aux buissons, en vain s’efforçait-il de stopper les bottes : fidèles à leur véritable propriétaire, elles continuaient à l’entraîner énergiquement dans l’autre sens, vers moi. Voyant qu’il ne viendrait jamais à bout de son trop puissant adversaire, le pauvre homme tenta autre chose : il s’allongea sur le dos à même le sol, mais les bottes, lui ployant les jambes aux genoux, traînèrent son corps sur l’herbe, jusqu’à ce que le ravisseur se retrouvât devant moi. C’est ainsi, ladies and gentlemen, que j’acquis la ferme conviction que tous les biens nationalisés reviendraient tôt ou tard à leurs propriétaires d’origine, de même que mes bottes me revinrent. Je le déclarai séance tenante au vieil homme contusionné, ajoutant qu’il devrait avoir honte, lui, blanchi sous le harnois, d’avoir troqué Dieu contre le socialisme. Saisi d’une terreur sacrée, le vieillard s’arracha à mes bottes et s’enfuit à toutes jambes vers le hameau, perdant les chiffons enroulés autour de ses pieds en guise de chaussettes. Bientôt, le village entier vint en procession à ma rencontre, avec le pain et le sel, et des saluts jusques à terre, tandis que les cloches sonnaient à toute volée. J’acceptai l’invite de ces braves villageois et restai pour la nuit au hameau. Tandis que je m’adonnais à un sommeil réparateur, ma renommée, elle, ne somnolait pas, effectuant la tournée des bourgs avoisinants. Au matin, une foule immense de plaignants et de solliciteurs s’était rassemblée sous ma fenêtre. J’écoutai toutes les requêtes, sans refuser rien à personne. Ainsi les habitants d’un petit bout de village s’adressèrent-ils à moi pour vider une vieille querelle qui divisait leur commune en deux camps hostiles. Tout venait de ce qu’une partie du village s’occupait de charroi, tandis que l’autre se consacrait aux labours. Or la guerre civile avait réduit le nombre des chevaux. Si on attelait ceux qui restaient aux télègues11, il fallait tirer soi-même les charrues ; si on les attelait aux charrues, il fallait tirer les télègues. Ma mémoire me fut d’un précieux secours pour résoudre ce cas délicat. J’ordonnai d’apporter une scie et, l’un après l’autre, les chevaux furent sciés en deux, en conséquence de quoi leur nombre se trouva doublé. Les pattes avant furent attelées aux télègues, les pattes arrière aux charrues, et chacun fut content. Ainsi combattis-je la pénurie de chevaux et, si le gouvernement des Soviets avait adopté mon point de vue dans d’autres domaines de l’économie socialiste, il se fût épargné bien des années de ruine et de misère. (Applaudissements dans la salle.) Les paysans ne savaient comment me remercier. Ils m’offrirent un de leurs chevaux à deux pattes, je l’enfourchai et poursuivis ma route vers la plus proche station de chemin de fer.

2

Les paysans m’avaient averti que les abords de la voie ferrée n’étaient pas sûrs et qu’il était aisé de s’y retrouver aux mains de bandits. Si je ne m’étais égaré dans l’absence de routes russe, j’eusse atteint la gare avant le crépuscule, cependant l’entrelacs des chemins de traverse me fit tourner en rond jusqu’à la nuit. Ma moitié de cheval avançait régulièrement de ses deux sabots, quand me parvint le bruit d’une galopade nombreuse qui se rapprochait. C’était une bande de malfaiteurs. Je donnai des éperons mais, sur un deux-pattes, comment échapper à des quadrupèdes ? Les cavaliers eurent tôt fait de me cerner. Je portai la main à mon flanc, me remémorant aussitôt que j’avais laissé mon épée dans mon armoire d’Alexander-Platz, à Berlin. Le cercle des bandits se resserra : je levai un bras vers le sommet de mon crâne, résolu à m’arracher par ma queue de cheval à cette peu recommandable compagnie (comme je m’étais, jadis, tiré d’un marécage). Malédiction ! Mes doigts ne rencontrèrent que ma nuque rasée. Force me fut, hélas, de déposer les armes. Ce que je fis. Les bandits, au demeurant, ne me causèrent pas le moindre dommage, ils se montrèrent des plus cordiaux à mon endroit, me traitant presque comme un des leurs. Dès le premier soir, ils me prenaient pour Ataman12. Tout, chez eux, se passait toujours nuitamment, au tréfonds des ténèbres, de sorte que je n’eusse su dire ce qui guidait ces hommes : l’instinct, peut-être.