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La sonnerie du téléphone vient se planter en vrille dans leur conversation. Münchhausen tend vers le combiné une main aux longs doigts, l’ovale d’une pierre de lune ornant son annulaire :

— Allô ! Qui est à l’appareil ? Ah, c’est vous Monsieur l’Ambassadeur ! Oui, oui. Dans une heure. J’y serai.

Et le combiné repose à nouveau sur sa fourche métallique.

— Voyez-vous, cher Unding, la reconnaissance de mon existence par le poète me flatte immensément. Toutefois, dussiez-vous cesser de croire en moi, Hieronymus de Münchhausen, que les diplomates, eux, ne cesseraient pas. Vous haussez le sourcil : « pourquoi ? » Parce que je leur suis indispensable. C’est tout. L’être de jure n’est en rien inférieur, de leur point de vue, à l’être de facto. Comme vous le constatez, il est plus de poésie dans les traités diplomatiques que dans toutes vos rimes.

— Vous plaisantez ?

— Nullement. Il en va de la vie comme des marchandises, ce qui prime c’est la loi de l’offre et de la demande. Se peut-il que journaux et guerres ne vous l’aient enseigné ? Et l’état de la bourse politique est tel que je puis espérer, non seulement vivre mais encore jouir d’une belle santé. Ne vous hâtez point, l’ami, de me remiser parmi les fantômes et de me ranger sur un rayon de bibliothèque. Oui, oui…

— Eh bien – glousse le poète en examinant la longue silhouette de son interlocuteur accoudé aux bras du fauteuil –, si les actions de la Münchhauseniade sont en train de grimper, je suis prêt, je crois, à jouer la hausse, y compris sur son existence. Toutefois ce qui m’intéresse est de l’ordre du concret : c’est le comment. J’admets, naturellement, certaine diffusion entre le vécu et le non-vécu, entre la réalité du « moi » et celle du « non-moi ». Mais comment a-t-il pu se faire que, tenez, nous soyons là à deviser sans qu’intervienne quelque hallucination auditive et visuelle ? Il m’importe de le savoir. Si le nom d’« ami » dont il vous a plu de me gratifier a le moindre sens, alors…

Münchhausen paraît hésiter.

— Une confession ? C’est plus dans le style de saint Augustin que du baron de Münchhausen. Cependant, si vous l’exigez… Accordez-moi néanmoins, de-ci de-là – cela m’est impossible autrement –, de sauter du marais de l’authenticité dans le libre phantasme. Je commence donc : représentez-vous un cadran des siècles grand comme cela ; la pointe noire de sa flèche parcourt, de division en division, la ronde des dates ; assis au bout de la flèche, on distingue, voguant de bas en haut : 1789 -1830 – 1848 – 1871, etc. – j’ai encore la vue troublée par cette course des ans. À présent, imaginez, aimable ami, que votre humble serviteur, serrant entre ses genoux cette aiguille qui plane sur la succession des ans (et sur tout ce qui s’y rapporte) tourne sur le cadran du temps. À propos, les crochets de l’armoire que j’ai oublié de refermer vous aideront à me voir tel que j’étais à l’époque, plus clairement et en détail : queue de cheval, pourpoint ; mon épée, suspendue au-dessus du cadran, ballotte au gré des secousses. Or les heurts de la flèche contre les chiffres se font de plus en plus rudes : à 1789, je serre plus fort les genoux ; à 1871, je n’ai pas le choix : je m’accroche des mains et des pieds aux bords de l’aiguille ; mais à partir de 1914, cela devient intenable : en cognant contre 1917 et 1918, je perds l’équilibre et, voyez-vous, je plonge la tête la première.

Devant moi, les taches d’abord floues, puis se précisant dans l’espace, des mers et des continents. Je tends la main, en quête de points d’appui : je ne rencontre que de l’air, rien que de l’air. Soudain, un choc contre ma paume ; je serre les doigts et me retrouve agrippé à la flèche d’un édifice, figurez-vous, une flèche ordinaire, pareille à une aiguille que pousserait un dé à coudre, la flèche d’une coupole. Au-dessus de ma tête, à deux ou trois pieds, une girouette. Bandant tous mes muscles, je m’y hisse. Une brise légère fait tourner la girouette de côté et d’autre, et je puis à loisir observer la terre qui s’étend à mes pieds, deux ou trois dizaines de mètres plus bas : des routes disposées en rayons, des volées de marches en marbre, des alignements d’arbres taillés, les transparentes hyperboles de jets d’eau – le tout me paraît familier, j’ai le sentiment que ce n’est pas la première fois… Je me laisse glisser le long de la flèche et, confortablement installé sur une cheminée, j’examine attentivement les lieux : Versailles, bien sûr ! Versailles, et je suis au bord du Trianon. Mais comment descendre de là ? Les souples volutes de fumée qui me passent dans le dos me soufflent un procédé commode et simple. Je vous le rappelle : si j’ai acquis depuis, disons, quelque consistance, si j’ai pris un peu de poids, en ce jour de mes débuts j’étais à peine plus lourd que la fumée. Je plonge donc dans ce torrent fumant, tel un scaphandrier dans l’eau, et, dégringolant doucement, j’ai bientôt atteint le fond ; en d’autres termes, et en abandonnant les métaphores, me voici dans un âtre semblable à celui-ci (le bout de la chaussure vernie du narrateur heurte la grille de fonte, derrière laquelle, déjà, les braises achèvent de se consumer). Je scrute les alentours : personne. Je sors. La cheminée se trouve, si j’en juge aux longs rayonnages couverts de livres et de dossiers qui masquent les murs de la pièce, dans la bibliothèque du palais. Je tends l’oreille : de l’autre côté de la cloison, le bruit de fauteuils qu’on déplace ; puis c’est le silence, rythmé par le seul battement d’un balancier ; enfin, étouffée par le mur, une voix morne, raclant les mots comme des semelles les lattes d’un parquet. Comment saurais-je alors, moi qui viens de tomber de l’aiguille sur le cadran, qu’il s’agit d’une des séances de la Conférence de Versailles ? Sur la table de la bibliothèque, un fichier, les dernières livraisons des journaux et des dossiers renfermant des protocoles. Je me mets aussitôt à les lire, m’orientant rapidement dans le moment politique, quand soudain, derrière la cloison, retentit un bruit de chaises qu’on écarte, suivi de voix confuses et d’un pas en direction du seuil de la bibliothèque. Là, je… Non, décidément, il me faut à nouveau visiter ma vieille armoire.

Le corps tout entier tendu vers le récit, Ernst Unding suit d’un œil impatient le baron qui, interrompant sa narration, s’approche sans hâte des crochets pointant des profondeurs de l’armoire et plonge la main dans la poche gonflée du vieux pourpoint.

— Voilà… Münchhausen se tourne vers son hôte. Dans sa main offerte se détache, pourpre, le maroquin d’un petit in-octavo à tranche dorée et équerres de cuir. Voilà une chose dont je me sépare rarement. Admirez : la première édition londonienne – de 1783.

Il ouvre la reliure vétuste, élimée. Bondissant sur la page de titre, les prunelles d’Unding glissent sur les mots : Les campagnes et aventures extraordinaires du baron Hieronymus de Münchhausen en Russie, racontées par lui-même. Le volume se referme dans un claquement et va se loger près du narrateur, sur l’accoudoir pattu du fauteuil.

— Craignant d’être pris pour un espion qui, par quelque subterfuge, eût accédé aux secrets diplomatiques, poursuit Münchhausen, ses semelles ayant retrouvé le bord du pare-feu, je m’empressai de me cacher : ouvrant mon livre comme ceci, je me courbai, ramenai mes jambes vers mon menton, rentrai la tête dans les épaules, me tassai autant que possible et sautai entre les pages, claquant aussitôt la reliure sur moi, comme vous claquez derrière vous, disons, la porte d’une cabine téléphonique. À cet instant, les pas franchirent le seuil et s’approchèrent de la table où je me trouvais, aplati entre les pages soixante-huit et soixante-neuf.