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— Je m’étonne aussi que vous puissiez m’accuser d’irrespect envers vos maisons et vos murs, car seul un sens inné de la courtoisie me pousse à les longer plutôt qu’à passer au travers, alors que toutes vos rues ne sont pour moi que routes champêtres, vos palais et vos temples prés par lesquels je pourrais couper tout droit, si je n’avais le respect des interdits londonisant le monde : « Interdiction d’enfreindre les traditions, de promener des idées, de fouler aux pieds les reliques. » Expliquez-moi donc, très cher Mister Dowly, quel sens il y aurait pour un cul-de-jatte à me marchander mes bottes de sept lieues. Il est beaucoup plus simple et bien meilleur marché, sans bouger d’un pouce, de réfléchir à la question des pas.

Un instant de silence vient s’encastrer dans la conversation. Puis le vieux professeur déclare :

— Tout cela n’est certes pas dénué d’intérêt pour l’esprit. Sans plus. Car les murs sont toujours là, les faits aussi. Jusqu’à la cendre de mon cigare qui n’a pas disparu et que vous pouvez voir dans le cendrier. Et vous faites toujours en sorte, excellent Mister Münchhausen, d’opérer par grands schémas, évitant par-là même, disons, les petits faits étriqués dans lesquels vous n’auriez aucune chance de loger votre théorie des improbabilités : convenez que les pantoufles de Cendrillon sont un peu petites pour les pattes d’un ichtyosaure. Pardonnez-moi, votre théorie des improbabilités repose sur des métaphores, quand notre théorie des probabilités, elle, est le résultat d’un travail sur un matériau des plus concrets. Citez-moi un seul véritable exemple, et je suis prêt à…

— Bien volontiers, et emprunté à vos travaux, Mister Dowly. Vous écrivez : « Si l’on prend une boule dans une boîte où toutes sont noires et blanches, on peut prédire, avec un certain pourcentage de certitude, que cette boule sera blanche et affirmer à coup sûr qu’elle ne sera pas rouge. » Or, n’avez-vous pas été confronté dans la vie, comme moi, Mister Dowly, à des situations où la boîte ne recelait que des boules noires et blanches, et où la main de l’Histoire, à la confusion générale, en tirait une… rouge ?

— On en revient aux métaphores, proteste le professeur. Mais nous nous laissons emporter par notre discussion, cependant l’heure de l’audience approche. Je crains que vous n’ayez pas le temps de me donner un seul exemple, une seule improbabilité, en vous cantonnant dans cette sorte de théorie pure.

— Allez savoir, répond Münchhausen en se levant à la suite de son visiteur qui déplie ses genoux gourds.

D’en bas, traversant l’épaisseur du mur, parvient un bruit indiquant que la voiture est avancée jusqu’au perron. D’en bas encore, par l’escalier, montent les pas du domestique venu annoncer qu’il est temps de partir.

— Allez savoir, répète Münchhausen fixant sur son interlocuteur des yeux qu’il plisse gaiement. Dites-moi donc quelle action vous seriez prêt à tenir pour la plus improbable de la part d’un homme attendu par le roi dans une vingtaine de minutes.

— Que cet homme… commence Wilkie Dowly, mais il est interrompu par l’apparition du domestique sur le seuil.

— Bien. Dites à Johnny que j’arrive. Vous pouvez disposer. Je suis tout ouïe, Mister Dowly. Vous étiez en train de dire : que cet homme…

— Oui… que cet homme – vous parlez de vous, Mister, naturellement –, à l’heure ou, pour être plus précis, à la minute fixée pour la rencontre avec le roi, tourne… le dos… à ce dernier…

— Mister Dowly, reprit Münchhausen en se penchant tout contre le cornet, me donnez-vous votre parole de ne rien dire à quiconque de ce que je vais à l’instant tirer de la poche de mon gilet ?

— Vous pouvez être tranquille, je n’en soufflerai mot à âme qui vive.

La pierre de lune, au doigt du baron, plonge dans la poche et revient aussitôt en arrière, en lançant un éclair : entre l’index et le pouce du baron, se détache, se rapprochant dangereusement des yeux effrayés de Dowly, la carte jaune d’un billet de chemin de fer.

— Je vous prie de contrôler les chiffres : le train est à quatre heures dix-neuf, l’audience à quatre heures vingt. À propos, vous connaissez Londres mieux que moi. Dites-moi donc s’il est possible d’arriver jusqu’aux quais de Charing Cross sans tourner le dos à Buckingham Palace.

— Mais voyons, c’est in…

— Invraisemblable, vouliez-vous dire ? Oh, très estimé Mister Dowly, pour réaliser un autre de mes projets, une autre improbabilité est indispensable, sur laquelle je compte absolument. Approchez votre cornet… voilà, comme ça. Cette improbabilité consiste dans le fait qu’un homme ayant donné sa parole, vienne à y manquer. N’ai-je pas raison, sir ?

Telle est donc la troisième bizarrerie du baron de Münchhausen, qui réussit par-là même à se soustraire au pesant coup de patte du lion britannique. De Londres à Douvres, il ne faut que deux heures de voyage. En outre, est-il si malaisé à un homme parvenu à se faufiler entre les cinq branches d’une étoile, de se glisser entre cinq griffes ?

CHAPITRE VII

L’ERMITE DE BODENWERDER

À 4 heures 22, le roi fronce le sourcil. À 4 heures 23, le maître des cérémonies se jette sur le téléphone pour appeler Bayswater road : au cottage des pois fous, on répond que le baron est sorti. Le maître des cérémonies donne ses instructions pour que l’on recule de cinq minutes la flèche des heures et commande d’ouvrir toutes grandes les portes menant des appartements privés à la salle d’audience. À 4 heures 25 le mot « shocking » court en chuchotis le long des murs du palais. À 4 heures 30, le roi a un mouvement furieux de l’épaule et tourne les talons, cependant que le maître des cérémonies, interceptant le coup d’œil du monarque, annonce à la Cour que l’audience est annulée.

Mais il est déjà trop tard : on a fait attendre le roi ! Si l’exactitude est la politesse des monarques, l’exactitude envers ceux-ci est un devoir sacré. Dix siècles d’histoire se voient ainsi foulés aux pieds par dix minutes : le roi a attendu. Les bourreaux eux-mêmes, tranchant la tête des rois d’Angleterre, n’avaient jamais osé une seconde de retard, leur glaive frappait à l’unisson de la cloche de la pendule de la Tour, et soudain… par la faute de quelque foutriquet de passage… d’un agent allemand ayant fait ses armes auprès des bolcheviks de Moscou… dix siècles se retournent pesamment, dressant, prêts à frapper, leurs pierres tombales, tandis que dix petites minutes se balancent, jambes pendantes, sur la flèche des heures, en chantant : il a attendu – attendu – attendu – attendu…

La version du rapt de Münchhausen par une bande de communistes sur le chemin menant du cottage au palais tient à peine quelques heures. Johnny, le chauffeur, atteste qu’il a lui-même conduit le baron à la gare, pour le train de 4 heures 19. On perquisitionne dans la maison du baron, sans rien trouver de suspect, hormis une pantoufle gauche dépareillée. Le vénérable Wilkie Dowly, qui s’est entretenu avec le baron une demi-heure avant l’offense faite à sa Majesté (témoignage des domestiques), se voit aussi soumis à interrogatoire et se comporte, au demeurant, en véritable complice, répondant invariablement à toutes les questions qui visent à établir s’il était ou non au courant : « J’ai donné ma parole, je n’ajouterai pas un mot. » Du coup, la théorie des improbabilités, triomphante semble-t-il, jette en prison un innocent savant, lequel ne tarde pas à y mourir, de vieillesse ou de chagrin.