Les travaux entrepris pour l’érection d’un monument au baron Hieronymus de Münchhausen sont, naturellement, aussitôt interrompus et au milieu d’une des vastes places de Londres cernée par le manège des roues et les cris des klaxons, se dresse longtemps encore un piédestal vide, rappelant à d’aucuns, qui ont de la mémoire, la relation faite par Münchhausen de son dernier jour à Moscou.
La presse britannique réagit vertement, mais sans se montrer autrement prolixe, à l’égard de ce dos qui s’est montré au roi ; de toute la panoplie des seaux et cuvettes recueillant le trop-plein d’écrit jaillissent des eaux usées, suite de quoi les cuvettes proposent leurs services aux nouvelles fureurs des jours. Jim Chilcher réussit à s’offrir une paire de bottines neuves, mais tout juste : sa carrière est définitivement brisée et les vaches de Newton broutent, avec l’herbe algébrique, toutes les fleurs de ses espoirs.
Cependant, le baron de Münchhausen a regagné le continent. Il virevolte dans l’entrelacs des voies de chemin de fer, telle une araignée dont on aurait crevé la toile. Le factionnaire posté pour la nuit à l’angle de la Friedrichstrasse et d’Unter-den-Linden, voit l’automobile du baron filer en direction d’Alexander-Platz. Vers midi, toutefois, quand la nouvelle de l’arrivée inopinée du baron s’est répandue de par la ville, le portier de la maison d’Alexander-Platz répond à chaque coup de sonnette :
— Il y a été, il n’y est plus.
Ce même matin, un fonctionnaire en service dans son ministère reçoit un paquet dans l’adresse duquel il reconnaît l’écriture pour lui familière de Münchhausen. Le fonctionnaire transmet le paquet à son chef. Le fonctionnaire n’est pas un bavard sans cervelle, pourtant il ne peut se retenir de rapporter à deux ou trois personnes l’étrange ajout figurant dans le coin droit de l’enveloppe : « Adresse de l’expéditeur : ville de Partout, trente-douze rue des Cent mille Diables. »
Vingt-quatre heures plus tard, regagnant la capitale depuis Hanovre, une relation berlinoise du baron a la vision fugitive, en traversant une gare, à la fenêtre d’un train attendant le signal pour partir dans la direction opposée à la sienne, du visage de Münchhausen. Le Berlinois soulève son chapeau melon mais les fenêtres du wagon glissent devant lui et le melon, ne recevant pas de réponse, revient, zigzaguant de perplexité, encadrer ses tempes.
Quelques mois passent. Les champs ont été taillés en brosse et la poussière d’été clouée au sol par les pluies. Les vols de grues ont, depuis beau temps, rayé le ciel en boomerangs du Midi au Septentrion pour, fermant à présent la boucle, retomber en arrière vers le Sud. Le nom de Münchhausen, disparu sans laisser de traces, a d’abord fait grand bruit, puis baissé d’un ton, avant de sombrer dans le silence. La gloire est comme un son lancé dans la montagne : successivement un écho, des pauses allant croissant, une ultime résonance lointaine et confuse, et de nouveau le silence des pierres tendant les gigantesques oreilles des défilés, prêtes à capter un nouveau son. Admirateurs et adorateurs de Münchhausen continuent d’adorer et d’admirer… d’autres idoles. Ses amis… mais le grand Stagirite ne disait-il pas : « Amis, il n’est point d’amitié dans le monde ! » ? Il est d’ailleurs notable qu’il n’ait eu d’autre choix que de le déplorer, précisément auprès de ses amis. Cette antinomie psychologique n’est évoquée ici que pour éviter au lecteur d’être surpris, lorsqu’on lui annoncera que par une matinée d’automne, le poète Ernst Unding reçoit une lettre signée : « Münchhausen ».
Les doigts d’Unding sont saisis d’un tremblement léger, tandis qu’il relit les lignes parcimonieuses que lui a apportées une enveloppe étroite et rebondie. Le baron le prie de ne pas le priver d’une « dernière entrevue avec le dernier homme… ». Suit une adresse qu’on lui demande de détruire, après l’avoir apprise par cœur.
Unding pourrait, bien sûr, se méfier des mots tirés de l’étroite enveloppe : il a un souvenir très vif du quai désert et des trains défilant devant lui. Il se fait, cependant, qu’après avoir recompté les marks gagnés auprès de la firme Veritas, il prend, au soir du même jour, un train de la ligne Berlin-Hanovre.
Respectant la volonté de la lettre, Unding passe une nuit à se tourner et se retourner nerveusement sur la banquette inconfortable du wagon, puis il descend à deux ou trois stations de Hanovre. Collé à la voie ferrée, le petit village dort, seuls les coqs, à qui mieux mieux, appellent l’aurore. Unding gagne à pied la dernière maison – là encore, comme l’exigeait la lettre –, il s’arrête, toque et demande Michael Heinz. Le coup frappé à l’huis fait apparaître une tête qui, entendant le nom, dit, sans poser de question :
— C’est bon, j’arrive.
Puis résonne, dans l’enclos, un bruit de sabots et de roues ; un instant plus tard, grincement du portail qu’on ouvre et un petit chariot paysan, roulant jusque dans la rue, vient offrir son marchepied de fer au voyageur.
À ce moment, la ligne de l’aurore se dessine à l’horizon. Michael donne le signal du départ aux chevaux ; faisant jaillir l’eau des flaques, les roues se mettent en branle, perpendiculairement à l’aurore. La main dans sa poche de poitrine, Unding s’assure à tâtons de la présence, à côté de l’enveloppe aux angles aigus, d’un cahier plié en deux. Il a ce sourire, gêné et fier à la fois, des poètes, quand on les prie de dire leurs vers. La route s’étire au milieu des champs nus. Puis elle grimpe et redévale une colline ; le soleil levant éblouit : Unding détourne les yeux sur la gauche et aperçoit un alignement de moulins qui, de leurs quatre bras, adressent des signes de bienvenue à l’équipage. Mais Michael tire sur la rêne droite et la voiture, montrant son arrière-train aux moulins, aborde une route latérale en direction de l’étincellement gris-bleu d’un étang. Un pont résonne avec fracas sous les roues, des canards qui voulaient s’installer en travers de la route, évitent le véhicule en caquetant et Michael, tendant son long fouet vers les tuiles de deux ou trois toits qui se détachent en jaune dans un double écrin d’arbres et de chaux, annonce :
— Bodenwerder.
Les portes grandes ouvertes attendent le visiteur. À sa rencontre, dans l’allée du parc, boitant bas sur son bâton et traînant la jambe, un vieux majordome voûté. Il salue profondément et convie le voyageur à pénétrer dans la maison :
— Le baron est souffrant. Il vous attend dans la bibliothèque.
Modérant son impatience, Unding a quelque peine à freiner ses muscles afin d’accorder son pas au lent boitillement du vieil homme. Ils passent sous un fantastique entrelacs de branches. Les arbres se tiennent serrés et les longues ombres du matin tendent l’allée d’un tapis noir. Ils arrivent aux marches de pierre qui conduisent à la maison. Tandis que le majordome cherche ses clés, Unding a le temps de promener son regard le long du mur fissuré et tassé : à gauche et à droite de l’entrée, sous le crépi gris-jaune, apparaissent, délavées par les pluies, des devises en lettres gothiques. À droite : « Ni blanc ni rouge n’achèteras, ni oui ni non ne diras. » À gauche : « Celui qui m’a bâti n’est plus ; celui qui vit en moi est attendu par ceux qui ne sont plus. »
Les lattes de parquet grinçant sous leurs pas, ils longent une improbable forêt de bois de cerfs, poussant à travers le mur en horizontales branchues. Suivant les arabesques embrouillées des tapis, l’hôte et le domestique passent devant une galerie de portraits noircis, chichement éclairés par d’étroites fenêtres. Enfin, un escalier en colimaçon fait rapidement tournoyer leurs pas, d’en haut leur parvient une odeur douceâtre de livres moisis et Unding se retrouve dans une longue salle crépusculaire avec, tout au fond, une fenêtre en ogive. Le long des murs, des armoires et des rayonnages serrés les uns contre les autres ; il suffirait, semble-t-il, d’enlever les monceaux de livres appuyés au plafond, pour que ce dernier, privé de ses étais, s’effondre, écrasant au passage le bureau, les fauteuils et ceux qui s’y trouvent.