— Je dois vous interrompre, lance Unding, sursautant légèrement dans son fauteuil. Comment avez-vous pu vous réduire aux dimensions de ce petit livre ? C’est ma première question, et ensuite…
— Ensuite… (le baron frappe le maroquin du plat de la main) je ne supporte pas d’être interrompu… Enfin, sur ma pipe ! quel piètre poète vous faites, si vous ignorez que les livres, en admettant qu’ils soient bien ce qu’ils semblent être, sont parfois comparables, mais jamais conformes à la réalité !
— Admettons, grommelle Unding.
Et le récit se poursuit.
— Le hasard voulut que l’homme qui avait failli me surprendre (à propos, c’était une carte maîtresse de ce vieux jeu diplomatique battu et rebattu) nous prît tous deux de court : à la recherche, sans doute, de quelque document, les doigts de l’as de la diplomatie, glissant de volume en volume, accrochèrent par mégarde la porte en maroquin de mon refuge ; les pages s’ouvrirent et, je dois l’avouer, tantôt reprenant mes trois dimensions, tantôt m’aplatissant à nouveau, le tout dans une certaine confusion, je ne savais qu’elle contenance adopter. L’as de la diplomatie en laissa échapper le cigare qu’il avait à la bouche et, les bras ballants, s’affaissa dans un fauteuil, en fixant sur moi des yeux ronds. Je n’avais pas le choix : je sortis du livre que je fourrai sous mon bras, comme ceci, pris place dans le fauteuil qui faisait face au diplomate, me rapprochai de lui, nos genoux se touchant presque : « Les historiens écriront, lui dis-je avec un hochement de tête approbateur, que c’est vous qui m’avez découvert. » Il chercha ses mots et finit par demander : « À qui ai-je l’honneur ? » Je fouillai dans ma poche et, sans un mot, lui tendis ceci…
Une carte de visite, imprimée en gothique sur un épais bristol, s’encadre devant les yeux d’Unding, renversé contre le dossier de son fauteuil :
BARON
HIERONYMUS DE MÜNCHHAUSEN
Fournisseur de phantasmes et sensations
Livraisons à travers le monde et ailleurs
Depuis 1720
Ces cinq lignes se figent un instant en l’air, puis culbutent entre les longs doigts du baron et disparaissent. Le balancier de la pendule murale n’a pas effectué dix de ses allers et retours que le récit reprend.
— Pendant une pause qui ne fut pas plus longue que celle-ci, j’eus le temps de noter que l’expression de l’as de la diplomatie changeait en ma faveur. Tandis que ses pensées caracolaient de prémisse majeure en mineure, j’avançai obligeamment un argument : « Nulle part vous ne trouverez homme qui vous soit plus nécessaire que moi. Croyez-en la parole d’honneur du baron de Münchhausen. Au demeurant… » Et j’ouvris tout grand mon in-octavo, prêt à me retirer, passant, pour ainsi dire, d’un monde dans l’autre, mais le diplomate s’empressa de me saisir par le coude : « Pour l’amour du Ciel, je vous en prie… » Bon, après quelques secondes de réflexion, je résolus de rester. C’est ainsi que mon vieux logis douillet, là, entre les pages soixante-huit et soixante-neuf – peut-être souhaitez-vous jeter un coup d’œil ? – fut déserté, pour longtemps sans doute, sinon pour toujours.
Unding regarde brièvement : à la page ouverte devant lui, séparant deux paragraphes, de légers filets typographiques dessinent un long cadre ; mais à l’intérieur, on ne voit que la surface blanche et vide de la feuille : l’illustration a disparu.
— Et voilà. J’ai commencé ma carrière, vous le savez je pense, aux modestes fonctions de secrétaire d’ambassade. Ensuite… Mais la flèche des minutes, déjà, nous sépare, très cher Unding. Il est temps…
Le baron appuie sur un bouton. Les favoris du laquais apparaissent dans l’encadrement de la porte.
— Apportez-moi mes vêtements.
Les favoris se rencognent derrière l’huis. Le maître de maison se lève. Son visiteur aussi.
— Oui, dit Münchhausen d’un ton traînant, ils m’ont retiré mon pourpoint et ont coupé ma queue de cheval. Bah ! Cependant, ami, retenez mes paroles : le jour viendra où ces fripes (jetant un éclair de pierre de lune, le long doigt se tend, prophétique, vers l’armoire grande ouverte), ces vieilleries qui tombent en poussière seront retirées de leurs crochets et, sur des coussins de brocart, transportées en solennelle procession, telles des reliques sacrées, à l’abbaye de Westminster.
Ernst Unding, toutefois, détourne les yeux :
— Vous vous paraphrasez vous-même. Je vous rends hommage, en tant que poète.
La pierre de lune s’abaisse. À la surprise du visiteur, le visage du maître de maison se fronce d’une multitude de rides rieuses, vieillissant tout soudain, semble-t-il, de plusieurs siècles, ses yeux se plissent en d’étroites petites fentes rusées, tandis que sa bouche fine, s’ouvrant largement, dévoile de longues dents jaunies :
— Oui, oui. Au temps où je vivais en Russie, on m’avait, là-bas, dédié un proverbe : « À tout baron ses lubies. » Le « tout » n’est venu que plus tard, les noms se perdent, comme le reste. Quoi qu’il en soit, j’ose caresser l’espoir d’avoir su, mieux et plus largement que tous les autres barons, user du droit à la fantaisie. Et je vous rends grâces également, en votre qualité de poète du poète. Une poigne sèche saisit les doigts d’Unding. À votre guise, ami : vous pouvez ou non croire Münchhausen et… à Münchhausen. Toutefois, si vous vous prenez à douter de ma poignée de main, vous offenserez durement un vieillard. Adieu. Encore ceci, un petit conseil de rien : ne vrillez pas ainsi votre regard sur chaque chose et chacun ; car, si d’aventure vous perciez un tonneau, tout le vin s’en écoulerait, ne resterait sous les cerceaux qu’un vide stupide et sonore.
Unding a un sourire depuis le seuil et s’en va. On apporte au baron son habit. Un élégant secrétaire se faufile dans la pièce, salue et tend à son patron un lourd porte-documents. Münchhausen rajuste les revers de son frac, puis glisse le pouce et l’index de sa main gauche sur la tranche des dossiers pointant de la serviette. Apparaissent fugitivement : protocoles de la Ligue des Nations, documents originaux concernant la paix de Brest, sténogrammes des séances de la Conférence d’Amsterdam, traités et pactes de Washington, Versailles, Sèvres, et beaucoup, beaucoup d’autres.
Plissant dédaigneusement les yeux, le baron de Münchhausen soulève le porte-documents par les deux extrémités du fond et, le secouant, en répand le contenu sur le sol. Puis, tandis que secrétaire et serviteur débarrassent les tas de papiers, le baron va quérir le petit volume en maroquin qui l’attend sagement sur le bras du fauteuil ; il le fourre à l’intérieur du porte-documents ainsi libéré, qui se referme sur lui avec un claquement sonore.
CHAPITRE II
LA FUMÉE QUI FAIT DU BRUIT
Les marches courent d’abord sous les pieds d’Unding, puis l’asphalte du trottoir s’infiltre en humidité à travers ses semelles usées. L’auto du baron se met à vrombir dans son dos et, éclaboussant de boue le piéton, file, monstre jaune bi-oculaire, fendant le brumeux crépuscule printanier.
Le col de son manteau remonté, Unding franchit d’un pas martial une arche sonore, il passe sous les quatre parallèles de rails suspendus dans les airs, pour aborder ensuite la vaste ligne droite de l’ancienne rue Royale. À sa dextre se dessinent les cubes de pierre, les arcs et les avancées du palais. Sur le glaire vitreux de l’asphalte aplati par les pneus s’étire, fil de perles violettes, le reflet des réverbères ; des saillies, dans le crêpe de l’ombre crépusculaire enveloppant le palais, pendent, détrempés par la pluie, les drapeaux de la révolution. Ensuite, à droite et à gauche, défilent devant ses yeux les bancs de fonte d’Unter-den-Linden et, foulant l’air de ses sabots de bronze, le noir quadrige de la Porte de Brandebourg vient à sa rencontre.