Выбрать главу

Je retombai dans le monde des yeux rivés sur moi de stupeur, des oreilles s’offrant au moindre mot échappé de ma bouche, des mains tendues pour être serrées, pour une aumône ou un autographe. La vieille irritation de l’artiste contraint, deux siècles durant, à rabaisser la forme, se fit sentir, cette fois, particulièrement fort en moi. Quand donc comprendraient-ils, ces êtres qui s’agitaient autour de moi, que mon existence était pure obligeance de ma part. Quand verraient-ils – et verraient-ils jamais ? – que mes inventions advenaient au monde pour susciter l’émerveillement et le sourire, non pour la fange et le sang ? Il en est ainsi constamment chez vous, sur la terre, mon bon Unding : de petits mystificateurs, les Macpherson, les Mérimée, les Chatterton, qui mettent de l’eau dans leur vin et des prodiges dans le réel, sont hissés au rang de génies, tandis que moi, maître du phantasme pur et sans mélange, je suis laissé pour compte, comme le pire des menteurs et des baratineurs. Si, si ! Ne protestez pas, je le sais ! Il n’y a que dans les nurseries que l’on croit encore à ce vieux fou de Münchhausen. Au demeurant, de la même façon, seuls les enfants comprirent le Christ. Que ne dites-vous quelque chose ? Ou dédaigneriez-vous de disputer avec un embrouilleur définitivement embrouillé dans ses embrouillaminis ? Le voilà, l’amer tribut de la terre : pour des myriades de mots, le silence.

Des yeux Unding cherche les yeux, il caresse doucement les mains desséchées de Münchhausen : un faible rayon se rallume soudain dans la pierre de lune ornant le crochet détordu du doigt. Münchhausen attend que son souffle précipité s’apaise pour reprendre :

— Pardonnez à un vieillard bilieux. Au demeurant, vous comprendrez plus aisément, à présent, mon irritation d’alors et la tension de mes nerfs. Il suffisait de la moindre impulsion… or elle ne se fit pas attendre. Vous rappelez-vous notre conversation à Berlin, au cours de laquelle, désignant les crochets de mon armoire…

— Vous prédites, enchaîne Unding, que, tôt ou tard, votre pourpoint, votre queue de cheval et votre épée seraient solennellement portés sur des coussins de brocart à l’Abbaye de Westminster.

— Exactement. Imaginez ma stupeur, quand, ouvrant ma fenêtre un maudit matin, je vis toutes ces hardes ; arrachées à leurs crochets et reposant sur du brocart, elles voguaient au-dessus de la foule, droit sur Westminster. Pour la première fois en deux siècles, j’avais donc dit vrai. Le rouge de la honte me monta au front, mes oreilles tintèrent, comme si l’aile de la chauve-souris avait effleuré la clochette. Ah, le phantasme avait heurté le fait ! Le choc fut si subit et fort que j’eus quelque peine à me maîtriser. Et, naturellement, ces imbéciles tonitruant sous ma fenêtre n’ont rien compris. Je m’étonne que leurs curés n’aient pas encore canonisé ma pantoufle, en l’ajoutant elle aussi à leur reliquaire.

Je passai le reste du jour sur le brouillon de l’ouvrage que je consacrais à l’URSS. Il me semblait à présent que tous les paragraphes, tantôt l’un, tantôt l’autre, péchaient contre la vérité. Quantité de lignes furent rayées d’un trait de plume. Mais, dès lors que j’avais commencé à me suspecter de vraisemblance, impossible de me calmer, comprenez-vous ? Je croyais deviner une vérité tapie dans chaque mot. Au soir, je repoussai le manuscrit taillé en pièces, et de pénibles pensées m’assaillirent : avais-je contracté la maladie de la vérité ? L’effroyable et honteux morbus veritatis, compliqué du virus du martyre ou de la folie, avait-il gagné mon cerveau ? Certes, la crise avait été brève et légère, mais les Pascal, les Bruno, les Newton n’avaient-ils pas, eux aussi, commencé par trois fois rien, pour ensuite… brr… voir leur mal prendre une forme aiguë et chronique ? Hipotesas non fingo.

Après deux ou trois jours passés à tergiverser, je finis par comprendre et je me décidai : rejetant l’écheveau de mes hypothèses et doutes, j’irais comparer la copie à l’original, le pays libéré par ma plume à celui, authentique, prisonnier de ses frontières. Quittant Londres, je revins ici dans ma solitude. En route, je ne m’arrêtai que quelques heures à Berlin : il me fallait absolument liquider mes affaires diplomatiques et m’assurer que nul ne viendrait troubler ma tranquillité. Je leur retournai donc tous leurs pouvoirs spéciaux, ajoutant un billet dans lequel je déclarais qu’à la première tentative de leur part de dévoiler le secret de mon lieu de résidence, je répondrais en révélant leurs secrets. Dès lors, je n’avais plus à m’inquiéter : la police ne me laisserait pas rechercher, et le nombre des curieux, me disais-je, irait décroissant chaque jour. Pareille au canard des Münchhausen, la gloire avait replié ses ailes et ne les redéploierait plus.

Il fallait ausculter le manuscrit et entreprendre de le traiter. Aidé de deux ou trois prête-noms, j’entrai en correspondance avec Moscou. Je réussis à me procurer leurs livres, leurs journaux ; recourant à la méthode comparée, je combinai l’étude de la Russie de l’intérieur avec celle de l’étranger dont tous avaient à portée de main la presse et la littérature. M’attelant à une correction systématique de mon manuscrit, je résolus fermement, là où récit et réel allaient en parallèle, d’adopter la méthode du musicien, confronté, en lisant une partition, à des quintes parallèles.

Petit à petit, le matériau afflua, s’amassa. Le lointain là-bas me parvenait ici par centaines d’enveloppes – Münchhausen tendit un doigt vers un coin sombre de la bibliothèque où, dos aux reliures, arquant, comme écrasé par quelque charge, ses pattes fines, se trouvait un vieil écritoire – oui, par centaines d’enveloppes, et chacune d’elles, à peine lui déliait-on la bouche, se mettait à raconter des choses telles que… Mais vous pensez peut-être que j’exagère : hélas, la maladie m’a ôté jusqu’à cette joie. Voyez vous-même. Tenez…

Entraînant Unding dans son sillage, Münchhausen s’approche de l’écritoire dont il soulève le couvercle incliné, découvrant un monceau blanc d’enveloppes décachetées. Aux fenêtres des timbres qui sèment des taches de couleur, des homoncules regardent, coiffés de casques de gardes rouges et vêtus de blouses d’ouvriers. Fouillant l’amas, les doigts de Münchhausen en retirent un feuillet de courrier, au hasard. Puis un second, un troisième. Et d’autres encore. Des lignes d’encre apparaissent aux yeux d’Unding. Sautant de ligne en ligne, l’ongle effilé de Münchhausen attire l’attention du lecteur :

— Tenez, ceci, par exemple : « Cher Monsieur Münchhausen, concernant la question de la famine dans la région de la Volga, qui semble vous préoccuper, je m’empresse de vous rassurer : les informations données lors de votre conférence sont moins erronées qu’incomplètes. J’ose le dire, la réalité a quelque peu dépas… » Comment trouvez-vous le bouillon ? Ou ceci : « Estimé collègue, j’ignorais que le Conte de la lune non éteinte, englouti dans les ténèbres, s’inspirait d’un événement qui vous était arrivé durant votre voyage de la frontière à Moscou. Désormais, il est clair pour moi que l’auteur de ce récit, que l’on a su moucher à temps comme une chandelle, a mystifié les lecteurs quant à l’origine de ce texte, et que la vérité, du début à la fin, n’appartient qu’à vous… Permettez-moi, d’écrivain à écrivain… » Quelle fantastique sottise ! Jamais je n’eusse pu inventer cela. Ou encore : « … quant au piédestal vide, il en existe bien un. Simplement, permettez-moi de vous informer qu’aucun Münchhausen ne s’y est jamais tenu debout : on y a tout juste vu, assis durant trois ou quatre jours, un tsar Alexandre en papier mâché. Encore l’a-t-on jeté bas à l’aide de cordes et, là où il y avait du vide, il y en a encore aujourd’hui, et nous ignorons s’il y aura jamais autre chose. Quant à l’inscription sur “la morve”, elle a bel et bien existé, je l’ai vue de mes yeux. Seulement, maintenant, c’est la reconstruction chez nous, et on l’a recouverte de peinture. Toutefois, si vous avez encore des doutes… » Et ainsi de suite. Le meilleur, c’est cela, tenez. L’ongle court le long des lignes. Vous avez lu ? Ici, encore. Comment eussé-je pu y songer ? Non, dites-moi, en vérité : suis-je devenu fou ou bien… ?